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La Genèse, Robert Crumb, édition luxe...

Y'en aura pas pour tout le monde.

Nous avons reçu, hier, l'édition luxe de la Genèse, reliée plein cuir et marquée à l'argent, limitée à 200 exemplaires, numérotés et signés, accompagnés d'une estampe en taille-douce reprenant l'image expurgée de l'édition courante (Le serpent tentateur pinçant le téton d'Eve), avec un prix de vente de 250 euros.

D'après BDSpirit, qui diffuse le livre, l'équivalent américain se serait retrouvé épuisé en moins de deux jours et s'arracherait sur Internet pour la coquète somme de 2000 dollars. Amateurs, soyez avertis.

Ci-dessous, la critique publiée dans Les Inrockuptibles par Stéphane et quelques photographies.

Ilfaut, avant toute chose, surmonter la vision d'un Robert Crumb respectueuxdevant Dieu. Vingt ans auparavant, cette tête de proue de lacontre-culture américaine n'aurait pas su entrer dans ce texte autrement quepar la porte de l'impolitesse, animé de gaudriole et de transgression (il avaitpar ailleurs pris l’habitude de parodier des dévots habités par la bêtise etune religion plus simpliste que les mécréants qui s'en sont détournés). Rien,vraiment, ne laissait supposer une adaptation de la Genèse qui soit bienveillante. Alors il faut se faire une raison :peut-être est ce là l’éternel succès d'une éducation américaine pour laquellela bible échappe à toute critique ? D'autant plus que le poids de l'âge se faitpeut-être sentir sur l'écriture.

Cetteadaptation de la Genèse, en effet, au delà de tout intérêt pour le texte,témoigne surtout de cela, d'un état avancé de la vie où la colère et la révoltefont place à une expression apaisée. Pour le reste, Crumb appliquetoujours au récit ce traitement qu'il appliquait jusqu'alors à son dessin,c'est à dire la recherche d'un sentiment qui, derrière le masque, s'exprime parla nuance. Un émoi, fragile et précis à la fois, qui pourrait se résumer à ceconseil donné à son fils dans le documentaire qui lui était consacré : « trouve ce qui t'émeut dans cette personne,et surligne le légèrement ».

Legeste décélère et gagne en minutie, le trait s’écourte et se multiplie en unematière minérale, l’imaginaire s’adosse à la longue tradition iconographiquesur le sujet divin… mais ces changements esthétiques ne peuvent empêcher l’humanitémythologique de cette Genèse de ressembler à celle, grossière et naine, que Crumb s’estamusé à dépeindre au long de sa vie. Les prophètes grimacent, les corps s’enlacent avec passion, la vieillesse se fait mesquine et la nudité frontale, sensuelle, sans jamais susciter le désir. La Genèse trouve unechair, incarnée, bouillonnante, respectueuse des dogmes mais nettoyée de toutenaïveté, plus encore de la béatitude. 

Car unefois encore, Crumb confirme cette capacité magique à produire des portraits dont le caractère exagéré accentue, non pas une dimension caricaturale,mais au contraire  le réalisme. Son dessin, qu'il soit au service d’êtrescharismatiques comme aujourd'hui, ou orduriers comme hier, amplifie cettequalité jusqu'à une forme de satire qui va curieusement convoquer, dans unmouvement contraire, la beauté de leur condition humaine. Magnifique paradoxe,mais c’est à cette dualité esthétique, ce don qui permettait à Crumb  hierde représenter ses pires fantasmes sexistes et racistes sans susciter ni colèreni dégout, que la Genèse doit aujourd’hui, dans une application inverse, cesupplément de corps et d’humanité.

La Genèse, édition luxe, scribes anonymes et Robert Crumb(Denoëlgraphic), 220 pages,  200 ex. N°/signé + estampe, 250 €