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Darwin & Davodeau

Par Stéphane...

  A l’occasion de la première diffusion télévisé sur Arte du Cauchemar de Darwin, documentaire émérite de Hubert Sauper sur l’introduction de la perche du Nil dans le lac Victoria, en Tanzanie, je remet ici une interview d’Etienne Davodeau que j’avais réalisée à l’occasion de la sortie de son livre Les Mauvaises Gens, autre documentaire émérite sur la naissance de la conscience ouvrière dans la région des Mauges. Elle fait un tiers de plus que celle publiée dans le Bulldozer N°1, n’est pas d’un grand intérêt mais pas vaine non plus (je suis un piètre interviewer je l’avoue).

N’hésitez pas à regarder le docu ce soir, et à lire le Davodeau, dont le cumul des prix et autres récompenses officielles a depuis attesté de la grande qualité du travail.

Parlez nous du film, vos sensations, vos sentiments, vos interrogations.

Le cauchemar de Darwin est un puissant moment de cinéma. On n’en sort pas intact. Les informations délivrées sont proprement sidérantes. Pourtant, jamais la forme n’est sacrifiée au profit du fond. Sauper tourne visiblement avec des moyens techniques modestes. Ce dépouillement sert son propos. Je pense par exemple à ces scènes de nuit où de jeunes enfants livrés à eux mêmes errent dans les rues. Les images sont presque illisibles. Mais cette quasi-opacité fait sens. La question de la beauté de ces images ne se pose pas, elle serait indécente. La question qui se pose est celle de la cohérence et surtout la nécessité. Cohérentes et nécessaires, ces images le sont. Devant ce film comme devant beaucoup d’autres de ce genre, je me demande toujours si et comment l’auteur parvient à se faire oublier les gens qu’il filme. L’omniprésence du matériel et de l’équipe de tournage me semble un handicap. Réaliser un reportage ou un documentaire en bande dessinée présente cet avantage précieux : rien ou presque ne parasite la relation entre l’auteur et le sujet!

Quelles sont les notions dans lesquelles vous vous reconnaissez, dans lesquelles vous reconnaissez votre travail ?

J’aime raconter une histoire particulière et concrète qui renvoie immédiatement à des questions et des concepts plus globaux. A priori, l’Européen bien nourri pourrait se contrefoutre de qui se passe sur les rives sordides de ce lac Tanzanien. Après avoir vu le film, c’est impossible. Sauper ne tient pas de discours idéologique, ni même économique. Il regarde.

À ma mesure, c’est aussi ce que j’essaie de faire. En dessinant Rural ! ou Les mauvaises gens, mon but n’est pas d’emmerder le lecteur, bien sûr. Encore moins de le distraire. Il s’agit de le toucher. De le concerner. Ainsi, plus le sujet de ce genre de livre est “ difficile ”, plus la qualité de sa narration est importante. Le sujet du film de Sauper est a priori totalement rébarbatif. Le film est passionnant.

Et Vous, comment concevez votre narration, vos formes et vos outils ?

Pour Les mauvaises gens, j’ai totalement improvisé le récit. C’est en alternant les scènes décrivant ce que me racontent mes interlocuteurs et celles où ils me les racontent, que j’établis le rythme du livre (je suis obsédé par la qualité du rythme de mes livres !). Par ailleurs, en quittant le traditionnel format 48 pages, carton, couleurs, on gagne une liberté considérable. On peut vraiment, si besoin, ajouter ou retrancher 10 pages au dernier moment sans que l’éditeur s‘évanouisse.

Vous êtes souvent à l’image dans vos livres docu contrairement à Sauper qui n’apparaît pas une fois. Mais curieusement, on vous sent plus effacé, plus humble aussi par rapport aux personnes à qui vous offrez la parole. Qu’est ce qui motive votre présence à l’image?

Je déteste dessiner le personnage qui “ me représente ”. Mais sa présence à l’image relève de plusieurs préoccupations. Il me sert de fil rouge narratif en établissant le lien entre les différentes parties du livre. Il me permet de rythmer assez précisément l’ensemble du récit. Rural ! et Les mauvaises gens sont par natures des livres très hétérogènes. Ce personnage remplit aussi une fonction unificatrice de l’ensemble. Il est aussi là pour affirmer le caractère subjectif du récit. En racontant la vie d’une ferme ou le parcours de syndicalistes ouvriers, je ne prétends pas raconter LA vérité sur le sujet. J’en raconte ce que j’en connais, et ce que je décide d’en raconter.

Quelle est la frontière entre appropriation d’un sujet et trahison ?

Connaître la réponse à cette question doit être bien reposant.

Êtes vous un artiste engagé ? D’ailleurs, que peut bien être un artiste engagé ?

Je peux difficilement faire abstraction de tous les paramètres qui régissent notre quotidien. Et je ne rechigne pas à aborder l’aspect politique des choses, car il est, qu’on le veuille ou non, déterminant. Mais être un artiste engagé, c’est soumettre son œuvre à une idéologie. C’est terrible et me semble inconcevable de nos jours. Désormais, le doute règne. Et c’est tant mieux.

Vous vous concentrez sur votre territoire, la France, un peu comme Michael Moore avec les Etats Unis. Hubert Sauper lui va scruter les pays étrangers comme peut le faire Jean-Philippe Stassen ou Joe Sacco. D’où viennent ces choix, ses impulsions ?

Les histoires dignes d’être racontées sont partout. Celles qui sont juste sous notre nez sont celles qu’on voit le moins. Elles attendent juste qu’on les ramasse.

Cet automne, outre Les mauvaises gens, vous pourrez lire un récit que j’ai ramené du Japon, dans un livre collectif publié par Casterman. Ce n’est pas strictement un reportage mais une nouvelle constituée de ce que j’ai glané là-bas. Je n’ai pas d’intentions particulières dans ce domaine. Je n’anticipe rien. Il faut juste laisser venir, être attentif.

Alors quelles sont les choses qui attirent particulièrement votre attention? A quoi vous sentez-vous plus particulièrement réceptif ?

Je n’ai pas d’intentions particulières dans ce domaine. Je n’anticipe rien. Il faut juste laisser venir, être attentif. C’est une question de disponibilité. Bien sûr, les sujets “ sociaux ” m’intéressent.Mais je ne veux pas m’enfermer là-dedans (tu n’imagines pas le nombre de fois depuis la publication de Rural! où on m’a proposé de “ venir faire un reportage ” sur un chantier d’autoroute ou d’aéroport !). Je suis certain d’une chose : Chaque vie humaine est digne d’être racontée.

Vous travaillez maintenant autant sur le romanesque que sur le documentaire ? Comment choisissez-vous le genre avec lequel vous traitez chaque sujet ?

Pour résumer, ça se joue dès que le projet s’amorce : Si sa matière première est constituée d’une multitude de notes hétérogènes, comme c’est le cas le plus souvent ; ce sera une fiction.

Si un sujet suffisamment riche en lui-même s’annonce, ce sera un reportage.

Le film dénonce par une investigation féroce. Vous, pour votre part, vous installez en passerelle pour permettre le témoignage de tiers. Comment et pourquoi choisit-on sa place lorsqu’on le réalise un documentaire ?

C’est une question que je me pose en permanence ! Je n’ai pas là non plus de technique bien établie. L’énorme avantage que j’ai sur Sauper et ses condisciples, c’est que ma caméra à moi tourne en permanence!

Plus qu’une question de place, c’est donc une question de temps. Je parle avec les gens dont je veux raconter l’histoire. Éventuellement, je prends quelques notes (graphiques ou verbales) mais mon interlocuteur n’a pas sous le pif une caméra, un micro et un projo. C’est simplement une discussion entre deux personnes…

Avez-vous des modeles d’auteurs de documentaires ?

Les films de Ken Loach ont été importants pour moi. Par ailleurs, je lis beaucoup en ce moment les romans d’Hubert Mingarelli, dont l’écriture sait dénicher la vérité de l’objet le plus banal. En ce qui concerne la bande dessinée, Spiegelman et Tardi comptent bien sûr beaucoup. Les premiers livres de Sacco et ceux d’ Emmanuel Guibert aussi. Mais je ne suis pas un intégriste de la cause, j’aime plein d’autres genres !

Vous citez Spiegelman. Votre nouveau livre a ceci en commun avec Maus qu’ils sont tous deux des tentatives de comprendre des parents, et par extension qui vous êtes aujourd’hui ? Le documentaire est–il un moyen de se confronter à soi autant qu’au monde dont on veut témoigner ?

Il peut l’être de façon incidente. En réalisant Les mauvaises gens, je cherche aussi à comprendre comment le milieu dans lequel j’ai grandi a conditionné ce que je suis. Ces deux univers concentriques mais antagonistes (le milieu syndical et cette région réputée conservatrice) ont eu des influences positives ou négatives sur moi. Ce livre est aussi une tentative pour m’en libérer.

Que pensez-vous que la bande dessinée puisse apporter aux autres supports exploitant ce genre ? Qu’essayez vous pour votre part de mettre en place ?

Faut-il se demander ce que la bande dessinée apporte au reportage ou ce que le reportage apporte à la bande dessinée ? À titre personnel, quand j’ai essayé de caser Rural! chez un éditeur, mon ambition était de prouver que la bande dessinée était un média idéal pour ces « récits du réel ». Je voulais juste essayer ça. Ma démarche concernait d’abord la bande dessinée et ce qu’on peut faire avec ce langage et ses spécificités. Je ne veux rien mettre d’autre en place. L’accueil de Rural ! me permet de retenter aujourd’hui cette expérience avec Les mauvaises gens.

Si ce genre se développe en télévision, en cinéma, en littérature et en bande dessinée, c’est aussi une bonne nouvelle pour ça : mine de rien, dans ce domaine-là au moins, la bande dessinée occupe pleinement sa place, aux côtés d’autres genres narratifs. Pas si mal. Ne nous faisons cependant pas d’illusions. Sur les étals des libraires, ce genre de bande dessinée restera longtemps minoritaire d’un point de vue quantitatif. Mais elle nous procurera sans doute beaucoup de ces livres qui, la dernière page tournée, nous restent longtemps en tête. Il n’y a pas de classement hebdomadaire dans L’express pour ces livres-là. Mais pour chacun de leurs lecteurs, ils sont importants.