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Shohei Kusunoki, l'inéluctable et l'espoir

L’artiste en couverture de Garo

A l’occasion de la sortie de l’excellent Peuple Invisible de Shohei Kusunoki, chez Cornélius, j’ai eu envie d’en découvrir plus sur la vie et l’œuvre de cet auteur dont le travail venait de me mettre une petite claque. Seulement, il m’a fallu très rapidement me rendre à l’évidence, on trouve peu d’informations sur l’homme. A peine quelques dates, celle de naissance (17 janvier 1944 à Tokyo), celle de mort (15 mars 1974), certaines relatives à son œuvre. Il a été publié dans le magazine Garo, l’avant garde du Gekiga. Mais pour le reste, on restera sur notre faim. Pas une interview en ligne. Même sa page wiki japonaise se limite à ces quelques dates et une bibliographie des histoires de l’auteur. Pour savoir à quoi il ressemble, on ne trouvera qu’une vieille photo mal scannée.

Le seul détail, celui qui revient constamment, c’est la maladie de l’auteur, une malformation cardiaque, qui se manifestera dès l’enfance et le poursuivra toute sa vie, le forçant à abandonner sa carrière au bout de quelques années, avant de mourir à 30 ans.

Incidemment, il est quasiment impossible de lire son œuvre sans que cette information ne revienne en tête fréquemment. Il faut dire que dans ses histoires, le thème de la maladie revient très régulièrement. Kusunoki multiplie les scènes d’hôpitaux et de visites médicales. Hommes, femmes, enfants, personne ne semble épargné par la maladie, parfois fatale, souvent épée de Damoclès . Quelque soient les époques. L’un de ses récits, Le Dortoir, se situe d’ailleurs intégralement dans une chambre d’hôpital, où plusieurs malades dissertent en attendant d’être opérés.

La récurrence est perturbante. Impossible de ne pas y voir un écho avec la santé de l’auteur.

Mais plus que la maladie, c’est une notion de fatalité, de destin qui plane sur toute son œuvre. Par exemple, les accidents sont fréquents chez Kusunoki. Un sabre de renom, qui ouvre le recueil La Promesse, démarre par une ville ravagée par le feu. Madame Osen commence sur un accident de marteau. Changement de programme voit la vie d’une famille bouleversée lorsque la fille aînée est fauchée par une voiture.

Les personnages de Kusunoki sont poursuivis par des éléments sur lesquels ils n’ont aucune emprise.
La Promesse, qui donne son titre à la première intégrale de l’auteur, est une parfaite illustration de cette fatalité. Deux parents s’imposent un an de contraintes (le père arrête de fumer, la mère va au temple chaque semaine) afin de s’attirer les faveurs des Dieux et s’assurer la guérison de leur fils. La fin absurdement tragique de cette histoire nous montre bien le niveau d’emprise des gens sur leur destin selon l’auteur.
Dans Je te tiens tu me tiens, nous suivons les pensées d’un Daruma ballotté par les eaux, sans aucun contrôle sur sa trajectoire, métaphore parfaite des aléas de la vie qui tourmentent les personnages sans que ceci ne puissent y faire quoi que ce soit.

Même lorsque tout semble bien aller, la prescience du malheur à venir semble tourmenter les hommes. Ainsi, dans Laridelle Laridon, le héros est obsédé par l’idée qu’il mourra avant ses 15 ans.
Dans Les cloches du soir, une vieille vengeance va venir détruire le quotidien d’une famille paisible, alors que tout aurait pu être évité, refusé.

Fort heureusement, Kusunoki sait ménager des respirations dans ses récits pour ne pas étouffer son lecteur de désespoir. Fréquemment, les personnages secondaires viennent apporter un certain dynamisme et des touches d’humour au récit. Les mouvements générés, les situations provoquées par ces derniers permettent à l’auteur de ménager un subtile équilibre et de ne jamais plonger dans le sordide et la larme facile. Les rencontres entre les protagonistes condamnés et leurs contemporains sont souvent l’occasion de scènes aux dialogues ciselés et marquants. En loques, le long récit qui clôture Peuple Invisible, est ainsi ponctué de scènes très touchantes entre Gen, homme maudit, et Ryo, un masseur aveugle.

Et puis, il y a l’espoir qui semble habiter la plupart des personnages de l’auteur, dans une vaste dichotomie, partagé entre le vain (rien n’empêchera d’arriver ce qui doit advenir) et l’indispensable. Malgré la futilité assumée de l’espoir, rarement l’abandon prend le dessus. Ses héros luttent, contre la maladie, l’acharnement de la vie, les événements. Ils restent proactifs jusqu’au bout. Ajouté à l’encrage très quotidien des histoires, cela donne une dimension très humaine à tout ce petit monde, en plus d’une force qui traverse la majorité des récits de l’auteur et contrebalance cette fatalité inéluctable.

Pour finir, il est à noter une certaine passion de Kusunoki pour le Japon traditionnel. On le sait fan de Hiroshi Hirata (Satsuma, L’argent du déshonneur) ainsi que de Sanpei Shirato (Kamui-den), dont il sera l’assistant dès 1961. Mais surtout, une part conséquente de son œuvre se déroule à l’ère d’Edo. La moitié des histoires de La Promesse et quasiment tout Peuple Invisible (à l’exception d’un seul récit) y prennent place.

Au final, si nous en savons peu sur Kusunoki, il est très tentant en lisant son œuvre de faire des passerelles avec la vie de l’auteur sans pour autant savoir à quel moment les suppositions rejoignent la réalité. Reste que son travail, bien que restreint (les deux intégrales sorties chez Cornelius contiennent tout), nous donne bien des pistes tout en se révélant être une passionnante série de portraits et de moments intimes, traversés de fulgurance, où l’humanité et l’espoir des personnages livrent un combat sans relâche contre l’inéluctabilité d’un destin trop souvent cruel. Ces élans de vie transcendent des récits pourtant terre à terre, emportant avec eux le lecteur qui n’aura de cesse de s’interroger sur la force morale d’un auteur dont on aurait vraiment voulu en lire plus.

Mika