WALT & SKEEZIX... ou la découverte d'un classique.

 

Le paradis n'existe pas.

Par Stéphane

Connaissez-vous Sunday PressBooks, ce petit éditeur américain qui fait des livres gigantesques ? De cette maison, les Français connaissent surtout les deux Little Nemo, au format original de publication, puisqu'ils sont traduits chez Delcourt. Mais aux États-Unis, Sunday Press Booksaffiche quelques classiques méconnus à son catalogue. Personnellement,j'achète tous leurs livres sans réfléchir, principalement parce que jereste un sale gosse émerveillé par le papier d'emballage plus que parle jouet (dans le métier on appelle ça "un collectionneur").

Récemment,il me prit l'idée saugrenue de lire l'un de leurs livres, achetécompulsivement il y a deux ans, sans même prendre le temps de merenseigner sur ce qu'il renfermait. L'ouvrage était majestueux, avecune belle jaquette jaune pâle, et cela m'avait suffit. De surcroît, siun professionnel passait par hasard à la maison, pour prendre un thé ouautre, je savais que ça en jetterait grave niveau culture, vu  quec'est vieux, qu'on ne peut pas le ranger, et qu'il se repère couché parterre à des mètres de distance : la caution idéale de mon éruditionsupposée. 

Bref, je n'avais que de mauvaises raisons d'acheter ce bouquin au format

coffée table.

Maislors d'un après-midi calme, alors qu'il disparaissait lentement sousune couche de poussière, il m'est venu l'envie de le feuilleter. Pasforcément en entier, mais au moins les premières planches,pour voir, et paraître moins con si on venait à me questionner à sonsujet. Je ne l'ai pas lâché, prenant une volée de claque, splendide,drôle, et plus encore... émouvante.

Walt and Skeezix, plus connu encore sous le nom de Gasoline Alley, est devenu l'une des meilleuresbandes dessinées que j'ai lue de ma vie. L'histoire est simple, elle conte lequotidien d'un célibataire dans une petite banlieue américaine, à l'époque oùl'automobile apparaît. Chaque page, c’est le concept du comic strip,  est un récit court et quotidien, une aventure amusante. Jusqu'au jour où, le 14 février 1921, Waltrentre chez lui et tombe en chemin sur un nouveau-né, qu'il adopte. Lelendemain, la vie reprend son court, naïve, douce, enchanteresse, un orphelinen plus dans l'arrière-plan. 

Ce qui fait de cette bande dessinée un chef d'œuvre,c'est que les années passent, et l'enfant grandit. Skeezix, en effet, vieillitau même rythme que ses lecteurs, apprend à parler, à lire, fait des bêtises etpart à la guerre lorsque la seconde guerre mondiale éclate.

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Jen'en suis pas encore à cette époque, et d'ailleursle livre de Sunday Press Books ne va pas jusque là. Il compile les plusbelles planches couleurs du dimanche sur une quinzaine d'années, entre1921 et1936. On y voit le plus souvent les deux personnages sillonner le paysenvoiture, fuir une civilisation déjà oppressante, et s'ébaudir duspectacle dela nature, miraculeux de par sa simplicité. Rien ne s'y passe, oupresque rien.Le danger n'existe pas, ou peu. La vie est douce, le dessin rond, lacouleur chatoyante. Saufqu'un orphelin arpente les cases ; pire, il change à chaque page. Biensûr, il n’estplus jamais fait mention de ces deux conditions (l'abandon et levieillissement, l'âpreté de la vie et la mort), mais voir Skeezixdéambulernaïvement aux milieu de ce paysage idyllique, de cette fable sansmenace, estcomme un caillou de réel dans la chaussure du paradis. Sa présencetémoigne par nature de la fragilité, de l'éphémère, de l'imprévu, et nourrit unepeur lancinante, alors que plus rien ne donne de raisons de s'inquiéter.

Sans jamais conter autre chose que le bonheur d'unevie anodine, ou presque, Frank King en dit plus sur la mélancolie et surl'angoisse de vivre que quiconque. C'est parce qu'il n'est jamais prononcé,qu'il gronde silencieusement sous l'apparence d'un gentil bambin plein defougue et d'inventivité, que ce mal de vivre est tout simplement écrasant.

Lire Walt andSkeezix, c'est sentir des larmes qui montent sans raisonapparente, sansdeuil prononcé, sans drame, se retrouver sous une chape écrasantequoique invisible.D’ailleurs, il suffit de séparer les deux héros quelques secondes poursentirleur détresse, la fin du monde venir. L'on pourrait se dire : "quelleschochottes que ces deux-là, à paniquer dès qu'ils se perdent de vue."Mais croyez-moi,on ne le dit jamais. On a peur avec eux car Skeezix, plus qu'unpersonnage, un symbole ou une preuve, est un aveu. Celui d'un auteur-et on peut les croire sur ce sujet- qui sait que même le rêve le plusdoux ne suffira jamais à conjurer totalement l'horreur de la réalité.

Ce qu’il faut savoir d'autre sur Gasoline Alley (lien wiki): C’est la bande dessinée préféréede Chris Ware, et d’ailleurs les parallèles entre les deux œuvres apparaissent très nombreux.

Ce qu’il faut savoir sur Sunday Press Books : leurs livres sont en anglais,magnifiques, et si le prix n’est pas donné, il demeure très raisonnable enregard de la qualité. Tous leurs livres sont à vendre en magasin.