Publications dans Juin 2020
Shohei Kusunoki, l'inéluctable et l'espoir
 
L’artiste en couverture de Garo

L’artiste en couverture de Garo

A l’occasion de la sortie de l’excellent Peuple Invisible de Shohei Kusunoki, chez Cornélius, j’ai eu envie d’en découvrir plus sur la vie et l’œuvre de cet auteur dont le travail venait de me mettre une petite claque. Seulement, il m’a fallu très rapidement me rendre à l’évidence, on trouve peu d’informations sur l’homme. A peine quelques dates, celle de naissance (17 janvier 1944 à Tokyo), celle de mort (15 mars 1974), certaines relatives à son œuvre. Il a été publié dans le magazine Garo, l’avant garde du Gekiga. Mais pour le reste, on restera sur notre faim. Pas une interview en ligne. Même sa page wiki japonaise se limite à ces quelques dates et une bibliographie des histoires de l’auteur. Pour savoir à quoi il ressemble, on ne trouvera qu’une vieille photo mal scannée.

Le seul détail, celui qui revient constamment, c’est la maladie de l’auteur, une malformation cardiaque, qui se manifestera dès l’enfance et le poursuivra toute sa vie, le forçant à abandonner sa carrière au bout de quelques années, avant de mourir à 30 ans.

Incidemment, il est quasiment impossible de lire son œuvre sans que cette information ne revienne en tête fréquemment. Il faut dire que dans ses histoires, le thème de la maladie revient très régulièrement. Kusunoki multiplie les scènes d’hôpitaux et de visites médicales. Hommes, femmes, enfants, personne ne semble épargné par la maladie, parfois fatale, souvent épée de Damoclès . Quelque soient les époques. L’un de ses récits, Le Dortoir, se situe d’ailleurs intégralement dans une chambre d’hôpital, où plusieurs malades dissertent en attendant d’être opérés.

La récurrence est perturbante. Impossible de ne pas y voir un écho avec la santé de l’auteur.

Mais plus que la maladie, c’est une notion de fatalité, de destin qui plane sur toute son œuvre. Par exemple, les accidents sont fréquents chez Kusunoki. Un sabre de renom, qui ouvre le recueil La Promesse, démarre par une ville ravagée par le feu. Madame Osen commence sur un accident de marteau. Changement de programme voit la vie d’une famille bouleversée lorsque la fille aînée est fauchée par une voiture.

Les personnages de Kusunoki sont poursuivis par des éléments sur lesquels ils n’ont aucune emprise.
La Promesse, qui donne son titre à la première intégrale de l’auteur, est une parfaite illustration de cette fatalité. Deux parents s’imposent un an de contraintes (le père arrête de fumer, la mère va au temple chaque semaine) afin de s’attirer les faveurs des Dieux et s’assurer la guérison de leur fils. La fin absurdement tragique de cette histoire nous montre bien le niveau d’emprise des gens sur leur destin selon l’auteur.
Dans Je te tiens tu me tiens, nous suivons les pensées d’un Daruma ballotté par les eaux, sans aucun contrôle sur sa trajectoire, métaphore parfaite des aléas de la vie qui tourmentent les personnages sans que ceci ne puissent y faire quoi que ce soit.

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Même lorsque tout semble bien aller, la prescience du malheur à venir semble tourmenter les hommes. Ainsi, dans Laridelle Laridon, le héros est obsédé par l’idée qu’il mourra avant ses 15 ans.
Dans Les cloches du soir, une vieille vengeance va venir détruire le quotidien d’une famille paisible, alors que tout aurait pu être évité, refusé.

Fort heureusement, Kusunoki sait ménager des respirations dans ses récits pour ne pas étouffer son lecteur de désespoir. Fréquemment, les personnages secondaires viennent apporter un certain dynamisme et des touches d’humour au récit. Les mouvements générés, les situations provoquées par ces derniers permettent à l’auteur de ménager un subtile équilibre et de ne jamais plonger dans le sordide et la larme facile. Les rencontres entre les protagonistes condamnés et leurs contemporains sont souvent l’occasion de scènes aux dialogues ciselés et marquants. En loques, le long récit qui clôture Peuple Invisible, est ainsi ponctué de scènes très touchantes entre Gen, homme maudit, et Ryo, un masseur aveugle.

Et puis, il y a l’espoir qui semble habiter la plupart des personnages de l’auteur, dans une vaste dichotomie, partagé entre le vain (rien n’empêchera d’arriver ce qui doit advenir) et l’indispensable. Malgré la futilité assumée de l’espoir, rarement l’abandon prend le dessus. Ses héros luttent, contre la maladie, l’acharnement de la vie, les événements. Ils restent proactifs jusqu’au bout. Ajouté à l’encrage très quotidien des histoires, cela donne une dimension très humaine à tout ce petit monde, en plus d’une force qui traverse la majorité des récits de l’auteur et contrebalance cette fatalité inéluctable.

Pour finir, il est à noter une certaine passion de Kusunoki pour le Japon traditionnel. On le sait fan de Hiroshi Hirata (Satsuma, L’argent du déshonneur) ainsi que de Sanpei Shirato (Kamui-den), dont il sera l’assistant dès 1961. Mais surtout, une part conséquente de son œuvre se déroule à l’ère d’Edo. La moitié des histoires de La Promesse et quasiment tout Peuple Invisible (à l’exception d’un seul récit) y prennent place.

Au final, si nous en savons peu sur Kusunoki, il est très tentant en lisant son œuvre de faire des passerelles avec la vie de l’auteur sans pour autant savoir à quel moment les suppositions rejoignent la réalité. Reste que son travail, bien que restreint (les deux intégrales sorties chez Cornelius contiennent tout), nous donne bien des pistes tout en se révélant être une passionnante série de portraits et de moments intimes, traversés de fulgurance, où l’humanité et l’espoir des personnages livrent un combat sans relâche contre l’inéluctabilité d’un destin trop souvent cruel. Ces élans de vie transcendent des récits pourtant terre à terre, emportant avec eux le lecteur qui n’aura de cesse de s’interroger sur la force morale d’un auteur dont on aurait vraiment voulu en lire plus.

Mika

 
Poochytown de Jim Woodring
 

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La parution d’un nouveau Jim Woodring est l’occasion d’enrichir notre rayon “BD muette” qu’Aaalex et moi essayons de faire survivre. Bandes dessinées muettes, silencieuses, sourdes et aphoniques s’y côtoient pêle-mêle, sans distinction… À quelle catégorie précise se rattachent les aventures de Frank ? Le débat est ouvert… Dans ce dernier opus, Poochytown, toujours chez L’Association pour l’édition française, les sons semblent bien être totalement absents.

Après une ouverture exactement similaire à l’album intitulé Frank et le congrès des bêtes, alors lorsque les personnages soufflent dans ce qui ressemble à un instrument à vent, étrange objet tombé du ciel, ce ne sont pas des notes qui en sortent, mais des formes qui se gonflent puis de rétractent et finissent par s’éteindre. Ces structures tracées avec fermeté, mais pourtant partiellement indéchiffrables sont au cœur de la poésie de l’œuvre de cet auteur étatsunien qui n’a jamais cherché le succès facile.

Frank n’est pas le plus doué avec l’instrument tombé du ciel.

Frank n’est pas le plus doué avec l’instrument tombé du ciel.

Indépendamment de son attrait graphique, voici l’histoire des amitiés temporaires et circonstancielles, de leur force et de leur fugacité. Comme ces rencontres de vacances ou de service militaire. Frank, puisque c’est ainsi que la tradition nous apprend qu’il se nomme, perd ses petits amis, happés par le fantasme d’une vie nouvelle et clanique avec leurs semblables. Frank ne se retrouve pas longtemps seul car sa maison est squattée (ce n’est pas la première fois !) par l’Homme-porc… Frank le chasse mais rapidement ils font front commun contre l’adversité, formant un curieux tandem, dont les relations sont plus apaisées que dans certains épisodes passés, même s’il est difficile de supporter la différence durant les repas… L’Homme-porc mange aussi salement que peut le laisser supposer son apparence, mais il s’essaiera à manier la fourchette pour complaire à son camarade. Cette complicité n’aura cependant qu’un temps, et lorsque les petits amis de Frank finiront par redescendre de leur paradis qui s’est révélé un purgatoire opiacé, c’est avec une certaine amertume que nous verrons le départ de l’ami de circonstance.

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Je ne retrouve pas le livre, mais il me semble que c’est dans ses entretiens avec Numa Sadoul que Tardi expliquait qu’il avait appris à distiller des textes et bulles dans chaque case de ses planches, car sinon les yeux du lecteur glissaient trop vite sur les détails du dessin des cases muettes. J’ai toujours pensé qu’il se trompait, et que ce n’est pas parce que les lecteurs allaient passer quelques secondes sur des phylactères qu’ils allaient prendre plus de temps à examiner les richesses du dessin. L’attention des lecteurs est très variable d’un individu et d’un moment à l’autre, mais la densité du texte ne peut la contraindre et la redéverser sur le dessin.

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Au contraire, ne pourrait-on penser que face à une BD complètement dépourvue de récitatifs et de dialogues, il n’est d’autre ressource, si on a pris le parti de la lire, que de s’occuper attentivement de toute cette matière graphique ? Avec Jim Woodring, il y a abondance de matériel, et l’investissement ne sera pas vain.

Vlad

Nouveauté : Poochytown de Jim Woodring, L’Association, 2020, 104 p. N&B, 18 €, code EAN : 9782844147752

Retrouvez également les précédents Jim Woodring, non loin du rayon BD Muette, dans le couloir de la rue Serpente…

 
Köllwitz 1742 de Sergio Toppi
 
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Encore un ! Cette entreprise n’aura-t-elle pas de fin ? Pour une fois on se réjouira de cette abondance.
Depuis 1997 que les éditions Mosquito ont commencé à s’occuper de l’œuvre inédite de Sergio Toppi de ce côté-ci des Alpes, plus de quarante ouvrages ont déjà été publiés. En voici un nouveau : Köllwitz 1742 du nom de la première des quatre nouvelles ici regroupées. Loin d’être des fonds de tiroir, les histoires sont de grande qualité et forment un ensemble presque cohérent autour du thème de la guerre et de ses conséquences.

Des carcasses d’engins de guerre, se corrodant lentement dans le sable du désert, symboles des plaies laissées par le conflit mondial.

Des carcasses d’engins de guerre, se corrodant lentement dans le sable du désert, symboles des plaies laissées par le conflit mondial.

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Que celles et ceux qui ne connaissent pas ce grand auteur italien (1932-2012) sachent que derrière la splendeur décorative de ses planches (ici toutes en noir et blanc) il y a un raconteur d’histoires qui prend soin de ses personnages et du contexte dans lequel ils évoluent. Un contexte fait d’événements historiques et de légendes locales, où le fantastique n’est jamais loin. Quelque soit l’endroit du monde où se déroulent ses récits, Sergio Toppi est aussi précis dans sa description des objets et des vêtements que des croyances des différents peuples évoqués.

Dans ce recueil les deux premières histoires, datant de 1977, utilisent des éléments fantastiques à vocation symbolique, tandis que les deux suivantes sont plus réalistes. Cependant, même les guerres bien réelles du Vietnam et de Yougoslavie semblent empreintes d’une atmosphère de conte une fois passée dans l’encre de l’auteur. En effet, nous sommes peu habitués de sa part à des récits aussi proche de l’époque contemporaine que Nahim (publié initialement en Italie en 1993, c’est-à-dire durant la guerre en Bosnie qui y est évoquée), et pourtant cette histoire ne fait aucunement tâche dans l’ensemble de l’œuvre de Toppi. Elle forme même un diptyque étonnant avec la précédente dans le recueil, Cette chose qui chemine à mon côté (1980), qui parle du Vietnam. Dans les deux cas un enfant y fait la rencontre de la mort et de la fin de l’insouciance. Deux contes amers et initiatiques d’une grande beauté.

Vlad

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Köllwitz 1742 de Sergio Toppi, 68 p. N&B, 14 €.
Code EAN : 9782352835356