Publications dans 2020
Vente par correspondance et retrait au magasin
 
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31 octobre 2020, Les librairies sont pour le moment fermées. En attendant mieux, la vente par correspondance se poursuit. Nous allons quelque peu étoffer le catalogue de notre boutique en ligne. Le retrait en magasin demeurera possible à des horaires restreints, a priori rue Serpente : du mardi au samedi entre 11h et 13h, vu que j’y assurerai une permanence à partir du mardi 3 novembre. Durant cet horaire, il devrait être possible d’appeler pour prendre connaissance de la disponibilité ou non de certains titres non visibles sur la boutique en ligne. Il sera également possible de les réserver de le payer en amont (par exemple par Paypal) et de venir les chercher à la porte de la librairie. Toute entrée dans nos locaux sera proscrite. Il est naturellement possible de faire les mêmes demandes par mail. Nous prévenir de votre passage est aussi un élément important de la procédure qui facilitera la transmission de votre achat lors de votre arrivée à Aaapoum Bapoum.

Vlad

 
Shohei Kusunoki, l'inéluctable et l'espoir
 
L’artiste en couverture de Garo

L’artiste en couverture de Garo

A l’occasion de la sortie de l’excellent Peuple Invisible de Shohei Kusunoki, chez Cornélius, j’ai eu envie d’en découvrir plus sur la vie et l’œuvre de cet auteur dont le travail venait de me mettre une petite claque. Seulement, il m’a fallu très rapidement me rendre à l’évidence, on trouve peu d’informations sur l’homme. A peine quelques dates, celle de naissance (17 janvier 1944 à Tokyo), celle de mort (15 mars 1974), certaines relatives à son œuvre. Il a été publié dans le magazine Garo, l’avant garde du Gekiga. Mais pour le reste, on restera sur notre faim. Pas une interview en ligne. Même sa page wiki japonaise se limite à ces quelques dates et une bibliographie des histoires de l’auteur. Pour savoir à quoi il ressemble, on ne trouvera qu’une vieille photo mal scannée.

Le seul détail, celui qui revient constamment, c’est la maladie de l’auteur, une malformation cardiaque, qui se manifestera dès l’enfance et le poursuivra toute sa vie, le forçant à abandonner sa carrière au bout de quelques années, avant de mourir à 30 ans.

Incidemment, il est quasiment impossible de lire son œuvre sans que cette information ne revienne en tête fréquemment. Il faut dire que dans ses histoires, le thème de la maladie revient très régulièrement. Kusunoki multiplie les scènes d’hôpitaux et de visites médicales. Hommes, femmes, enfants, personne ne semble épargné par la maladie, parfois fatale, souvent épée de Damoclès . Quelque soient les époques. L’un de ses récits, Le Dortoir, se situe d’ailleurs intégralement dans une chambre d’hôpital, où plusieurs malades dissertent en attendant d’être opérés.

La récurrence est perturbante. Impossible de ne pas y voir un écho avec la santé de l’auteur.

Mais plus que la maladie, c’est une notion de fatalité, de destin qui plane sur toute son œuvre. Par exemple, les accidents sont fréquents chez Kusunoki. Un sabre de renom, qui ouvre le recueil La Promesse, démarre par une ville ravagée par le feu. Madame Osen commence sur un accident de marteau. Changement de programme voit la vie d’une famille bouleversée lorsque la fille aînée est fauchée par une voiture.

Les personnages de Kusunoki sont poursuivis par des éléments sur lesquels ils n’ont aucune emprise.
La Promesse, qui donne son titre à la première intégrale de l’auteur, est une parfaite illustration de cette fatalité. Deux parents s’imposent un an de contraintes (le père arrête de fumer, la mère va au temple chaque semaine) afin de s’attirer les faveurs des Dieux et s’assurer la guérison de leur fils. La fin absurdement tragique de cette histoire nous montre bien le niveau d’emprise des gens sur leur destin selon l’auteur.
Dans Je te tiens tu me tiens, nous suivons les pensées d’un Daruma ballotté par les eaux, sans aucun contrôle sur sa trajectoire, métaphore parfaite des aléas de la vie qui tourmentent les personnages sans que ceci ne puissent y faire quoi que ce soit.

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Même lorsque tout semble bien aller, la prescience du malheur à venir semble tourmenter les hommes. Ainsi, dans Laridelle Laridon, le héros est obsédé par l’idée qu’il mourra avant ses 15 ans.
Dans Les cloches du soir, une vieille vengeance va venir détruire le quotidien d’une famille paisible, alors que tout aurait pu être évité, refusé.

Fort heureusement, Kusunoki sait ménager des respirations dans ses récits pour ne pas étouffer son lecteur de désespoir. Fréquemment, les personnages secondaires viennent apporter un certain dynamisme et des touches d’humour au récit. Les mouvements générés, les situations provoquées par ces derniers permettent à l’auteur de ménager un subtile équilibre et de ne jamais plonger dans le sordide et la larme facile. Les rencontres entre les protagonistes condamnés et leurs contemporains sont souvent l’occasion de scènes aux dialogues ciselés et marquants. En loques, le long récit qui clôture Peuple Invisible, est ainsi ponctué de scènes très touchantes entre Gen, homme maudit, et Ryo, un masseur aveugle.

Et puis, il y a l’espoir qui semble habiter la plupart des personnages de l’auteur, dans une vaste dichotomie, partagé entre le vain (rien n’empêchera d’arriver ce qui doit advenir) et l’indispensable. Malgré la futilité assumée de l’espoir, rarement l’abandon prend le dessus. Ses héros luttent, contre la maladie, l’acharnement de la vie, les événements. Ils restent proactifs jusqu’au bout. Ajouté à l’encrage très quotidien des histoires, cela donne une dimension très humaine à tout ce petit monde, en plus d’une force qui traverse la majorité des récits de l’auteur et contrebalance cette fatalité inéluctable.

Pour finir, il est à noter une certaine passion de Kusunoki pour le Japon traditionnel. On le sait fan de Hiroshi Hirata (Satsuma, L’argent du déshonneur) ainsi que de Sanpei Shirato (Kamui-den), dont il sera l’assistant dès 1961. Mais surtout, une part conséquente de son œuvre se déroule à l’ère d’Edo. La moitié des histoires de La Promesse et quasiment tout Peuple Invisible (à l’exception d’un seul récit) y prennent place.

Au final, si nous en savons peu sur Kusunoki, il est très tentant en lisant son œuvre de faire des passerelles avec la vie de l’auteur sans pour autant savoir à quel moment les suppositions rejoignent la réalité. Reste que son travail, bien que restreint (les deux intégrales sorties chez Cornelius contiennent tout), nous donne bien des pistes tout en se révélant être une passionnante série de portraits et de moments intimes, traversés de fulgurance, où l’humanité et l’espoir des personnages livrent un combat sans relâche contre l’inéluctabilité d’un destin trop souvent cruel. Ces élans de vie transcendent des récits pourtant terre à terre, emportant avec eux le lecteur qui n’aura de cesse de s’interroger sur la force morale d’un auteur dont on aurait vraiment voulu en lire plus.

Mika

 
Poochytown de Jim Woodring
 

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La parution d’un nouveau Jim Woodring est l’occasion d’enrichir notre rayon “BD muette” qu’Aaalex et moi essayons de faire survivre. Bandes dessinées muettes, silencieuses, sourdes et aphoniques s’y côtoient pêle-mêle, sans distinction… À quelle catégorie précise se rattachent les aventures de Frank ? Le débat est ouvert… Dans ce dernier opus, Poochytown, toujours chez L’Association pour l’édition française, les sons semblent bien être totalement absents.

Après une ouverture exactement similaire à l’album intitulé Frank et le congrès des bêtes, alors lorsque les personnages soufflent dans ce qui ressemble à un instrument à vent, étrange objet tombé du ciel, ce ne sont pas des notes qui en sortent, mais des formes qui se gonflent puis de rétractent et finissent par s’éteindre. Ces structures tracées avec fermeté, mais pourtant partiellement indéchiffrables sont au cœur de la poésie de l’œuvre de cet auteur étatsunien qui n’a jamais cherché le succès facile.

Frank n’est pas le plus doué avec l’instrument tombé du ciel.

Frank n’est pas le plus doué avec l’instrument tombé du ciel.

Indépendamment de son attrait graphique, voici l’histoire des amitiés temporaires et circonstancielles, de leur force et de leur fugacité. Comme ces rencontres de vacances ou de service militaire. Frank, puisque c’est ainsi que la tradition nous apprend qu’il se nomme, perd ses petits amis, happés par le fantasme d’une vie nouvelle et clanique avec leurs semblables. Frank ne se retrouve pas longtemps seul car sa maison est squattée (ce n’est pas la première fois !) par l’Homme-porc… Frank le chasse mais rapidement ils font front commun contre l’adversité, formant un curieux tandem, dont les relations sont plus apaisées que dans certains épisodes passés, même s’il est difficile de supporter la différence durant les repas… L’Homme-porc mange aussi salement que peut le laisser supposer son apparence, mais il s’essaiera à manier la fourchette pour complaire à son camarade. Cette complicité n’aura cependant qu’un temps, et lorsque les petits amis de Frank finiront par redescendre de leur paradis qui s’est révélé un purgatoire opiacé, c’est avec une certaine amertume que nous verrons le départ de l’ami de circonstance.

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Je ne retrouve pas le livre, mais il me semble que c’est dans ses entretiens avec Numa Sadoul que Tardi expliquait qu’il avait appris à distiller des textes et bulles dans chaque case de ses planches, car sinon les yeux du lecteur glissaient trop vite sur les détails du dessin des cases muettes. J’ai toujours pensé qu’il se trompait, et que ce n’est pas parce que les lecteurs allaient passer quelques secondes sur des phylactères qu’ils allaient prendre plus de temps à examiner les richesses du dessin. L’attention des lecteurs est très variable d’un individu et d’un moment à l’autre, mais la densité du texte ne peut la contraindre et la redéverser sur le dessin.

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Au contraire, ne pourrait-on penser que face à une BD complètement dépourvue de récitatifs et de dialogues, il n’est d’autre ressource, si on a pris le parti de la lire, que de s’occuper attentivement de toute cette matière graphique ? Avec Jim Woodring, il y a abondance de matériel, et l’investissement ne sera pas vain.

Vlad

Nouveauté : Poochytown de Jim Woodring, L’Association, 2020, 104 p. N&B, 18 €, code EAN : 9782844147752

Retrouvez également les précédents Jim Woodring, non loin du rayon BD Muette, dans le couloir de la rue Serpente…

 
Köllwitz 1742 de Sergio Toppi
 
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Encore un ! Cette entreprise n’aura-t-elle pas de fin ? Pour une fois on se réjouira de cette abondance.
Depuis 1997 que les éditions Mosquito ont commencé à s’occuper de l’œuvre inédite de Sergio Toppi de ce côté-ci des Alpes, plus de quarante ouvrages ont déjà été publiés. En voici un nouveau : Köllwitz 1742 du nom de la première des quatre nouvelles ici regroupées. Loin d’être des fonds de tiroir, les histoires sont de grande qualité et forment un ensemble presque cohérent autour du thème de la guerre et de ses conséquences.

Des carcasses d’engins de guerre, se corrodant lentement dans le sable du désert, symboles des plaies laissées par le conflit mondial.

Des carcasses d’engins de guerre, se corrodant lentement dans le sable du désert, symboles des plaies laissées par le conflit mondial.

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Que celles et ceux qui ne connaissent pas ce grand auteur italien (1932-2012) sachent que derrière la splendeur décorative de ses planches (ici toutes en noir et blanc) il y a un raconteur d’histoires qui prend soin de ses personnages et du contexte dans lequel ils évoluent. Un contexte fait d’événements historiques et de légendes locales, où le fantastique n’est jamais loin. Quelque soit l’endroit du monde où se déroulent ses récits, Sergio Toppi est aussi précis dans sa description des objets et des vêtements que des croyances des différents peuples évoqués.

Dans ce recueil les deux premières histoires, datant de 1977, utilisent des éléments fantastiques à vocation symbolique, tandis que les deux suivantes sont plus réalistes. Cependant, même les guerres bien réelles du Vietnam et de Yougoslavie semblent empreintes d’une atmosphère de conte une fois passée dans l’encre de l’auteur. En effet, nous sommes peu habitués de sa part à des récits aussi proche de l’époque contemporaine que Nahim (publié initialement en Italie en 1993, c’est-à-dire durant la guerre en Bosnie qui y est évoquée), et pourtant cette histoire ne fait aucunement tâche dans l’ensemble de l’œuvre de Toppi. Elle forme même un diptyque étonnant avec la précédente dans le recueil, Cette chose qui chemine à mon côté (1980), qui parle du Vietnam. Dans les deux cas un enfant y fait la rencontre de la mort et de la fin de l’insouciance. Deux contes amers et initiatiques d’une grande beauté.

Vlad

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Köllwitz 1742 de Sergio Toppi, 68 p. N&B, 14 €.
Code EAN : 9782352835356

 
Réouverture printanière
 
Petite table avec son flacon de gel…

Petite table avec son flacon de gel…

Après une petite interruption de quelques semaines, nos librairies sont donc réouvertes au public, depuis hier rue Serpente, depuis ce matin rue Dante.

Quelques préconisations circonstancielles sont énoncées :

• Les arrivants doivent se frictionner les mains au gel hydroalcoolique, que ce soit avec celui mis à disposition ou avec celui qu’ils transportent avec eux. Ils doivent également porter un masque en permanence.
• Il est demandé à chaque personne circulant dans la boutique d’être suffisamment responsable pour se tenir à une distance raisonnable des autres êtres vivants.
• Les libraires portent des masques pour ne pas répandre leurs postillons enthousiastes en même temps que leurs conseils.
Pour l’instant nous suspendons le rachat des livres jusqu’au début du mois de juin. Inutile donc de débarquer avec les cartons de livres soigneusement préparés pendant les journées de confinement. En revanche il est tout à fait possible de nous faire parvenir des listes de vente pour l’avenir, nous les examinerons et nous vous proposerons un rendez-vous pour juin.

Là bas au fond, la porte est ouverte !

Là bas au fond, la porte est ouverte !


 
Hel'Blar d'Alex et Sergio A. Sierra
 
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C’est une histoire de sang. Le sang des êtres humains. Ce liquide chaud qui coule dans nos veines, symbole de vie, mais aussi de mort lorsqu’on le voit répandu. Le sang, si commun à tous mais qui pourtant nous sépare en lignées familiales : “il est de mon sang !”. D’ailleurs Hel’Blar est l’œuvre de deux frères, les catalans Sierra, Alex au dessin et Sergio au scénario.

Dans Hel’Blar le sang est aussi synonyme de puissance magique. Il donne de la puissance aux êtres non-morts revenus des entrailles de la terre. Utilisé comme encre pour tracer des runes sur des objets il peut leur conférer des pouvoirs magiques.

C’est une histoire de vikings. Un village, guidé par un bon chef, juste et loyal, mais qui mit fin voilà six ans au règne d’un despote cruel et psychopathe. Il y a des enfants à sauver, des morts-vivants, de la magie, des épées, des haches et des flèches, une bonne dose de folklore exotique, une référence à Goya. L’intrigue est bien sculptée, avec ce qu’il faut de retour en arrière savamment placé en début de deuxième partie pour préserver le suspens dans la première. Les influences du cinéma et du jeu vidéo sont évidentes sans y être gênantes et produisent d’efficaces scènes d’action. La mise en couleurs est bien pensée, harmonieuse, privilégiant les tons froids et les lumières pâles pour mieux mettre en valeur certains éclats.

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Les deux couvertures de ce diptyque (oui c’est une histoire complète en deux tomes ! Hallelujah !) forment un face-à-face réjouissant. On pourrait presque regretter qu’il n’y ait pas plus de pages. En effet, certaines planches explicatives sont très tassées, fort bavardes, alors que les planches plus aérées sont très réussies, donnant la pleine mesure des ambitions du dessinateur. Un plus long développement aurait permis d’individualiser davantage les personnages, de s’approcher plus d’eux, d’accroître l’émotion. Mais, quand tant d’œuvres tirent inutilement à la ligne, encombrant à l’excès les étagères de notre clientèle, il est sans doute malvenu de blâmer la concision d’un nouveau produit !

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En effet nous disposons de quelques packs de cette série, que nous proposons pour l’instant au prix très compétitif de 10 €. Je ne peux qu’encourager les amateurs de mythologie nordique, de fantasy et de découpage de morts-vivants à en profiter.
Au fait Hel’Blar signifierait quelque chose comme “revenus de Hel” (le monde des morts).

Vlad

Hel’Blar d’Alex et Sergio A. Sierra, éditions Sandawe.

T.1 : Les Chasseurs de Draugar, 2017, 9782390141853
T.2 : Le Roi sous le tumulus, 2018, 9782390142430




 
Menues trahisons de l'œuvre d'Hugo Pratt : Ticonderoga
 
À gauche le coffret et les 2 volumes de l’éditon Casterman 2018, à droite celle de 1982 aux Humanoïdes Associés.

À gauche le coffret et les 2 volumes de l’éditon Casterman 2018, à droite celle de 1982 aux Humanoïdes Associés.

Dans le massif de ce que se doit d’être une digne collection des œuvres d’Hugo Pratt, Ticonderoga, sur des scénarios d’Héctor Germán Oesterheld, représentait un pic non négligeable. L’édition de 1982 aux Humanoïdes Associés est en effet particulièrement délicate à se procurer, et qui plus est en bon état. Aussi c’est avec une grande joie que les amateurs, dont je fais partie, ont pu accueillir l’arrivée d’une réédition par Casterman en 2018. J’avais d’ailleurs alors salué cette initiative par un court article dans Zoo le mag (N°65, mai-juin 2018). Il faut dire que l’objet est de qualité, son mérite le plus important à mes yeux étant de respecter enfin les formats d’origine des histoires, dont la première moitié était initialement parue à l’italienne, tandis que la seconde l’avait été à la française (format « paysage » et « portrait » pour parler comme les imprimantes). En effet les revues argentines d’origine, Frontera et Frontera Extra, n’étaient pas au même format. Dans cet article, j’émettais toutefois cette réserve  :

« Dans cette entreprise de restauration patrimoniale, on déplorera de malheureux collages et bidouillages non mentionnés mais très dommageables, bien visibles dans l’histoire Le Loup vert. »

Je n’avais évidemment pas la place de développer dans le magazine (on y a d’ailleurs de moins en moins la place de s’étaler), mais je m’étais dit que je pourrais le faire sur ce blog… Et puis les mois et les années ont passé… La récente refonte du site, couplée au fait que les librairies restent fermées pour cause d’épidémie, me donne l’impulsion nécessaire pour me replonger dans cette affaire, qui je le précise tout de suite, n’intéressera que les plus pinailleurs de nos lecteurs, bien que sur le fond, l’affaire soit d’importance, vu qu’il s’agit ni plus ni moins que de trahisons (oh ! de petites trahisons, comme de petites piqûres nonchalantes, mais qui finissent par démanger et rendre dingue).

Comme indiqué dans un préambule de l’édition Casterman, les planches originales ont pratiquement toutes disparu et c’est donc à partir des journaux d’époque (1957-1958) que les scans ont été faits. Ces journaux sont imprimés sur du papier journal évidemment, très absorbant et qui vieillit mal. La finesse des traits est souvent perdue et les délicats lavis (souvent de la main de Gisela Dester) en ont fait les frais, devenant à la reproduction, soit invisibles, soit trop chargés. L’éditeur précise qu’un travail a été fait pour réintégrer le peu de scans provenant directement des originaux :

« Le mauvais état de conservation de ces revues a rendu nécessaire un long travail de restauration au cours duquel le maximum a été fait pour réintégrer, en évitant les écarts chromatiques et de tracé, le peu de planches originales encore disponibles. »

Soit. En revanche rien n’est précisé quant à des retouches, reprises et « repeints ». Or dans une des histoires, Le Loup vert, il y a des modifications particulièrement visibles et gênantes, qui induisent des changements dans le propos et la réception de l’œuvre. J’imagine que Casterman n’y est pour rien, l’éditeur n’ayant probablement rien remarqué, mais que la responsabilité revient aux ayants droit, la fameuse Cong S. A. qui veille au respect et à la gloire de l’œuvre de l’artiste.


Le 12 mars 2018 j’ai d’ailleurs envoyé ce message à Casterman :

« J'imagine que la Cong vous a fourni les fichiers et que vous n'avez pris en charge que la traduction.

Je pose la question car il y a tout de même de curieux remontages... bien visibles dans l'histoire le Loup vert, et bien dommageables dans une entreprise patrimoniale.

La Cong s'est-elle exprimée sur ces opérations ? »

Question restée sans réponse.

Venons-en à ces fameuses modifications.

Elles concernent principalement les visages des protagonistes. Dans cette histoire, Caleb et Ticonderoga font une halte dans une auberge isolée en plein territoire de conflits. Les ennemis, les soldats français rôdent, avec leurs alliés indiens, et les troupes anglaises sont bien loin. Le visage du robuste aubergiste, “Maese” Phineas (tout simplement “Maître Phineas”, le terme espagnol maese étant archaïque aucune des deux éditions n’a jugé bon de le traduire, ce qui l’assimile faussement à un prénom !), a beaucoup perdu à la reproduction, aussi les restaurateurs ont décidé de copier son visage de face, correctement reproduit, depuis la case 2 de la planche 4 (p. 73, volume 1) pour le coller sur d’autres cases où apparaît le personnage… Par exemple sur la case immédiatement adjacente à droite, produisant la désagréable impression d’avoir affaire, non à un personnage pleinement incarné, mais à une marionnette !

Humanoïdes associés, 1982.

Humanoïdes associés, 1982.

Casterman, 2018

Casterman, 2018

Ce même visage se retrouvant encore deux fois sur la page 81, avec toujours la même expression immuable, même lorsqu’il se reçoit un trait fatal !!! Cette case 54 de la page 81 est ainsi particulièrement grotesque, ce plaquage maladroit annihilant toute la charge émotionnelle de la séquence.

Humanoïdes Associés, 1982

Humanoïdes Associés, 1982

Casterman, 2018.

Casterman, 2018.

Humanoïdes Associés, 1982.

Humanoïdes Associés, 1982.

Un aubergiste vraiment impassible ! Casterman, 2018.

Un aubergiste vraiment impassible ! Casterman, 2018.

S’il est la principale victime de ces modifications, l’aubergiste n’est pas le seul à subir ce procédé. Ainsi Caleb Lee, le narrateur, voit son visage dupliqué depuis la case 3 de la p.77 pour être collé ailleurs (deux fois sur la page 81, case 1 — inversé en miroir pour qu’on n’y voie que du feu ! — et 2 , et p.84 case 4). Son visage de la case 3 de la page 78 est, lui, recollé sur la case 4 de la page 77 avec la perte de son expression initiale, les yeux baissés sur son travail chirurgical et non regardant le lecteur.

Oh Caleb ! Tes traits de 1982 sont par trop indistincts ! Nous allons y remédier !

Oh Caleb ! Tes traits de 1982 sont par trop indistincts ! Nous allons y remédier !

Et voilà, deux fois la même tronche, dont une en miroir, ces blaireaux de lecteurs n’y verront rien !

Et voilà, deux fois la même tronche, dont une en miroir, ces blaireaux de lecteurs n’y verront rien !

Allez mon mignon, fais pas ton timide, regarde l’objectif, c’est plus important que le travail délicat que tu es en train de faire sur un blessé ! (à gauche Humanoïdes Associés, 1982, à droite Casterman 2018)

Allez mon mignon, fais pas ton timide, regarde l’objectif, c’est plus important que le travail délicat que tu es en train de faire sur un blessé ! (à gauche Humanoïdes Associés, 1982, à droite Casterman 2018)

Janice, la fille du patron, voit aussi son expression changer en case 4 de la page 84. Elle sourit alors qu’en plein combat il n’y a aucune raison de le faire : et pour cause, cette expression vient de la première planche de l’histoire et c’est le visage de Toby, l’employée de maison, en case 4 de la p.70, qui lui est plaqué.

Humanoïdes Associés, 1982.

Humanoïdes Associés, 1982.

Sur cette vignette deux visages ne sont pas d’origine, saurez-vous retrouver lesquels ?

Sur cette vignette deux visages ne sont pas d’origine, saurez-vous retrouver lesquels ?

Dans cette chirurgie esthétique, elle se retrouve avec non seulement une expression inadéquate, mais également un menton prognathe qu’on ne lui connaissait pas. Au passage il est nécessaire de remarquer que, quelle que soit la version, les personnages de Toby et de Janice semblent interchangeables, ayant la même apparence et ne se trouvant jamais dans la même pièce en même temps, mais pour le coup la faute en incombe certainement à Pratt qui aura lu le scénario d’Oesterheld de travers. Pour finir, l’officier espion français voit lui aussi ses traits dupliqués et recollés à droite à gauche. Son visage de la case 1 de la p.75 (qui semble d’ailleurs redessiné), est ainsi collé sur la case 6 de la même planche et deux fois sur la suivante (case 2 et 4).

Un espion français déguisé en officier anglais ! Humanoïdes Associés, 1982 et ci-dessous le même, imperturbable, chez Casterman, 2018.

Un espion français déguisé en officier anglais ! Humanoïdes Associés, 1982 et ci-dessous le même, imperturbable, chez Casterman, 2018.

Cet ensemble de changements, concentrés sur peu de planches (je n’ai pas tout répertorié ici, juste les modifications les plus graves) jettent tout de même le doute sur l’honnêteté des éditeurs. La moindre des choses aurait été de faire des retouches correctes, respectueuses du sens des dessins originaux et surtout notifiées. Il y a peut-être d’autres modifications dans d’autres chapitres, mais rien d’aussi criant, du moins à notre regard.

Ceci étant posé, et je l’espère avec clarté, l’édition Casterman reste en général bien supérieure à l’édition Humanos, notamment dans son rendu des lavis, et au vu de sa traduction faite directement de l’espagnol (par Iris Munsch) et non de l’italien. Évidemment, on regrettera toujours la disparition de la maquette initiale de couverture, typiquement prattienne, dans l’esprit des Corto noir et blanc brochés, ainsi que la mise au placard de la préface de Claudio Bertieri. Il faut toutefois, au sujet de l’histoire qui nous occupe, rendre justice à l’édition de 2018 sur un point : la case d’ouverture du Loup Vert est ainsi partiellement récupérée, alors qu’elle avait été sacrifiée par les Humanos au profit d’une photocopie de la case 2 de la planche 71 ! J’écris “partiellement” car ces cases d’ouverture de chapitres contenaient certainement des résumés des épisodes précédents, qui n’ont plus aucun rôle à jouer dans une publication en album.

De son vivant, Hugo Pratt a opéré de nombreuses découpes et refontes dans ses œuvres, parfois très regrettables, notamment dans Sergent Kirk, mais c’était tout de même son droit. La question est plus délicate lorsqu’on parle de faire acte de restauration du patrimoine. Quoiqu’il en soit, les collectionneurs de Pratt savent ce qu’il leur reste à faire : il leur faut absolument les deux versions !

Vlad

Ticonderoga de Hugot Pratt et Héctor G. Oesterheld
• Humanoïdes associés, 1982
• Casterman, 2018, 7000 exemplaires numérotés. Étui contenant 2 volumes. 49 €. Code EAN : 9782203121911

 
Fermeture exceptionnelle, momentanée mais indéfinie
 
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Les lecteurs attentifs du blog et les arpenteurs de pavés l’auront déjà remarqué mais notons le içi pour notre ami google: Aaapoum a bien entendu ré-ouvert depuis.

Aucun lecteur ou aucune lectrice de bande dessinée n’aurait décemment pu louper l’information, à moins d’être véritablement plongé·e dans une épopée de manga en 125 tomes mais il ne coûte rien de repréciser la situation rapidement.

Tous les commerces non nécessaires sont dorénavant fermés au public. Nous le savions bien mais c’est dès lors officiel: Aaapoum Bapoum doit clore ses portes jusqu’à ce que la situation s’assainisse convenablement (ou que la littérature de toute sorte soit remboursée par la sécurité sociale). Désolé à tous nos BDvores, nos Mangaddicts et nos Comicsionados. Il est vrai que l’un des plaisirs ineffables de notre type d’environnement réside dans une balade détendue à travers nos rayons, l’œil alerte aux petites pépites qui y sont disséminées et les mains qui se tendent avidement vers nos bacs poussiéreux, compulsant passionnément nos divers rangements. Pas forcément les pratiques idéales pour éviter les virus.

Soyez rassuré·es, nous annoncerons en fanfare notre retour, que ce soit ici ou sur nos divers réseaux sociaux.

En attendant, les plus attentif/attentives d'entre vous auront remarqué que notre rutilant site internet disposait d'une section vente en ligne, qui vante les mérites de certains titres que nous affectionnons particulièrement ou qui sont suffisamment inhabituels pour que nous ayons envie de les mettre en avant par ce biais. Nous avons ainsi commencé à recevoir vos commandes. Merci infiniment de votre soutien. La librairie, quoi qu’inaccessible physiquement aux lecteurs, continue à chercher les meilleures BD pour étoffer ses rayons et il se pourrait que nous soyons en mesure de rajouter quelques références supplémentaires assez attrayantes dans le futur.

Crédit: Richard Corben, affiche FIBD 2020

Crédit: Richard Corben, affiche FIBD 2020

Attention cependant, bien que les derniers courageux·ses travaillant aux services postaux fassent un travail incroyable et nécessaire, il se peut que nous ayons des difficultés à envoyer vos colis et que le système arrive à saturation rapidement. Il vous faudra peut-être prendre votre mal en patience indéfiniment. Nous tacherons d'honorer chaque commande (et de communiquer au maximum avec vous) mais avec des délais inhabituels pouvant parfois atteindre l'obligation d'attendre une potentielle réouverture physique.

Merci à nouveau pour votre soutien tellement nécessaire. Continuez à remodeler votre espace vital pour en retirer un maximum de confort, lavez-vous les mains consciencieusement et vivez vos aventures sur le papier plutôt que dans les rues.

 
Raymond Capp
 

Permettons-nous, pour célébrer la mise en vente sur notre boutique en ligne de Fondation Babel, d’exhumer ce court billet dédié à Raymond Capp, une aventure également dessinée par Marco Nizzoli parue au même moment chez le même éditeur.

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 "— Oh Ray ! Toutes ces émotions m'ont excitée. Embrasse-moi !"

Le style "sous-mœbius" est quasiment un genre bédéïque en soi et qui mériterait d'être analysé, car à travers lui, c'est un pan de l'histoire du neuvième art que nous pourrions retracer. Marco Nizzoli est un dessinateur italien qui avait 20 ans quand l'Incal de Mœbius et Jodorowsky a pris fin. Cette lecture a profondément marqué l'œuvre qu'il réalisa avec son compère Federico Amico au scénario : Raymond Capp.

Il est inutile de crier au plagiat tant la référence est évidente. Il s'agit d'un polar cyberpunk extrêmement classique, qui se veut un démarquage futuriste des enquêtes de Philip Marlowe, exactement comme l'Incal Noir, le premier volume des aventures de John Difool, mais avec en plus une orientation réseaux informatiques formant dimension parallèle – la fameuse "matrice" – qui n'intéressait pas encore Jodo à l'époque. On retrouve ainsi éparpillés dans Raymond Capp divers motifs tant graphiques que scénaristiques de l'Incal, mais aussi d'autres œuvres de Mœbius en noir et blanc. John Difool s'appelle donc ici Raymond Capp, l'holo-maquillage s'appelle "générateur holographique", etc.

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Les envolées mystiques de Jodorowsky sont ici réduite à un personnage assez grotesque qui s'exprime comme Yoda, et la tonalité est nettement plus terre-à-terre et vulgaire que dans la saga cosmique des Humanoïdes Associés. Ces réserves émises, l'exercie est assez réussi, et depuis Nizzoli a trouvé en France une sorte de consécration en travaillant avec Jodo sur le Monde d'Alef-Thau, prenant ainsi la suite d'Arno, un dessinateur qui poussa lui-même à la lumière moebiusienne.

La meilleure création de l'album, c'est ce groupe de terroristes critiques littéraires prêts à tout pour défendre la culture face à l'abrutissement des masses (masses auxquelles ils se sentent forcément infiniment supérieurs).

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Raymond Capp de Nizzoli et Amico, environ 180 pages à vue de nez, Vertige Graphic 1994, 10€ en neuf, mais quelques exemplaires à 5€ vus à Aaapoum Bapoum.

Vlad, 2011.

 
In My Humble Etagère
 
Un petit aperçu de notre surface de présentation.

Un petit aperçu de notre surface de présentation.

Retour en force d’un éditeur que nous aimons particulièrement dans le panorama manga français: I.M.H.O.

Bien entendu, la majorité des albums que nous venons de recevoir, heureux bénéficiaires d’une réédition récente très attendue, ont immédiatement intégré notre rayon Ero-guro et délicatesse morbide. Certains se baladent toutefois près de notre rayon patrimonial (trusté par Black Box et Isan Manga depuis longtemps, jouxté par le rayon Tezuka depuis peu). C’est le cas notamment d’Opus, une série métaphysique endiablée de Satoshi Kon, ou de Seraphim du même auteur, un titre disputé qui avait déjà eu les honneurs d’un article en 2013 sur notre plateforme d’expression favorite d’alors.