Dans le massif de ce que se doit d’être une digne collection des œuvres d’Hugo Pratt, Ticonderoga, sur des scénarios d’Héctor Germán Oesterheld, représentait un pic non négligeable. L’édition de 1982 aux Humanoïdes Associés est en effet particulièrement délicate à se procurer, et qui plus est en bon état. Aussi c’est avec une grande joie que les amateurs, dont je fais partie, ont pu accueillir l’arrivée d’une réédition par Casterman en 2018. J’avais d’ailleurs alors salué cette initiative par un court article dans Zoo le mag (N°65, mai-juin 2018). Il faut dire que l’objet est de qualité, son mérite le plus important à mes yeux étant de respecter enfin les formats d’origine des histoires, dont la première moitié était initialement parue à l’italienne, tandis que la seconde l’avait été à la française (format « paysage » et « portrait » pour parler comme les imprimantes). En effet les revues argentines d’origine, Frontera et Frontera Extra, n’étaient pas au même format. Dans cet article, j’émettais toutefois cette réserve :
« Dans cette entreprise de restauration patrimoniale, on déplorera de malheureux collages et bidouillages non mentionnés mais très dommageables, bien visibles dans l’histoire Le Loup vert. »
Je n’avais évidemment pas la place de développer dans le magazine (on y a d’ailleurs de moins en moins la place de s’étaler), mais je m’étais dit que je pourrais le faire sur ce blog… Et puis les mois et les années ont passé… La récente refonte du site, couplée au fait que les librairies restent fermées pour cause d’épidémie, me donne l’impulsion nécessaire pour me replonger dans cette affaire, qui je le précise tout de suite, n’intéressera que les plus pinailleurs de nos lecteurs, bien que sur le fond, l’affaire soit d’importance, vu qu’il s’agit ni plus ni moins que de trahisons (oh ! de petites trahisons, comme de petites piqûres nonchalantes, mais qui finissent par démanger et rendre dingue).
Comme indiqué dans un préambule de l’édition Casterman, les planches originales ont pratiquement toutes disparu et c’est donc à partir des journaux d’époque (1957-1958) que les scans ont été faits. Ces journaux sont imprimés sur du papier journal évidemment, très absorbant et qui vieillit mal. La finesse des traits est souvent perdue et les délicats lavis (souvent de la main de Gisela Dester) en ont fait les frais, devenant à la reproduction, soit invisibles, soit trop chargés. L’éditeur précise qu’un travail a été fait pour réintégrer le peu de scans provenant directement des originaux :
« Le mauvais état de conservation de ces revues a rendu nécessaire un long travail de restauration au cours duquel le maximum a été fait pour réintégrer, en évitant les écarts chromatiques et de tracé, le peu de planches originales encore disponibles. »
Soit. En revanche rien n’est précisé quant à des retouches, reprises et « repeints ». Or dans une des histoires, Le Loup vert, il y a des modifications particulièrement visibles et gênantes, qui induisent des changements dans le propos et la réception de l’œuvre. J’imagine que Casterman n’y est pour rien, l’éditeur n’ayant probablement rien remarqué, mais que la responsabilité revient aux ayants droit, la fameuse Cong S. A. qui veille au respect et à la gloire de l’œuvre de l’artiste.
Le 12 mars 2018 j’ai d’ailleurs envoyé ce message à Casterman :
« J'imagine que la Cong vous a fourni les fichiers et que vous n'avez pris en charge que la traduction.
Je pose la question car il y a tout de même de curieux remontages... bien visibles dans l'histoire le Loup vert, et bien dommageables dans une entreprise patrimoniale.
La Cong s'est-elle exprimée sur ces opérations ? »
Question restée sans réponse.
Venons-en à ces fameuses modifications.
Elles concernent principalement les visages des protagonistes. Dans cette histoire, Caleb et Ticonderoga font une halte dans une auberge isolée en plein territoire de conflits. Les ennemis, les soldats français rôdent, avec leurs alliés indiens, et les troupes anglaises sont bien loin. Le visage du robuste aubergiste, “Maese” Phineas (tout simplement “Maître Phineas”, le terme espagnol maese étant archaïque aucune des deux éditions n’a jugé bon de le traduire, ce qui l’assimile faussement à un prénom !), a beaucoup perdu à la reproduction, aussi les restaurateurs ont décidé de copier son visage de face, correctement reproduit, depuis la case 2 de la planche 4 (p. 73, volume 1) pour le coller sur d’autres cases où apparaît le personnage… Par exemple sur la case immédiatement adjacente à droite, produisant la désagréable impression d’avoir affaire, non à un personnage pleinement incarné, mais à une marionnette !