L’héritage de l’abjection

 

L'héritage de Rivette à Daney, de Daney à moi.

Par Stéphane

«Il faut lire Le Ciel au-dessus de Bruxelles, le dernier Yslaire, m’ont dit de nombreux collègues, tu verras, il est ridicule.» Alors je les ai écoutés, mais ne l’ai pas trouvé ridicule, ni n’ai ri. Je l’ai surtout trouvé « abject », renvoyant à ma mémoire un texte de Serge Daney, critique de cinéma aux Cahiers du cinéma puis à Libération, fondateur dans ma manière d’appréhender les images, de les lier au monde, et d’en juger une valeur artistique.

J’ai recopié le texte de Daney ci-dessous en l’illustrant des images du fameux « dernier Yslaire ».

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«Au nombre des films que je n’ai pas vus, il n’y a pas seulement Octobre, Le jour se lève ou Bambi, il y a l’obscur Kapo. Film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo, Kapo ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne pas l’avoir oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un -avec des mots- me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, m’accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte : la critique qu’en a fait Jacques Rivette en juin 1961 dans Les Cahiers du cinéma. C’était le numéro 120, l’article s’appelait «De l’abjection», Rivette avait trente-trois ans et moi dix-sept. Je ne devais avoir prononcé le mot «abjection» de ma vie.

Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : «Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’à mon plus profond mépris. » Ainsi un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait- à l’évidence- être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison.

Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage-là de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur : la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, « le travelling de Kapo » fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. »

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Serge Daney, Persévérance, éditions P.O.L, 1ere édition février 1994.