Vers une disparition de la couleur directe ?
De l'Helldorado à Minority Report
par Vlad
En relisant le premier volume de Helldorado, un scénario de Morvan et d'un certain Dragan, magnifiquement mis en images par Noé (un transfuge de la bédé de sexe), m'est venue l'ébauche d'une réflexion. Elle ne concerne pas l'intrigue, historique fantaisie dont j'attendrai le prochain volume pour me faire une idée plus précise, mais bien la forme. Ces planches magnifiques ont manifestement été réalisées sur ordinateur par un as de la palette graphique, maniant le stylet optique et le logiciel Painter à la perfection. La première implication de ce constat, c'est que les planches originales n'existent pas dans le monde physique, ce qui pourrait désespérer les galeristes du futur : mais ce n'est pas ce qui m'intéresse aujourd'hui. Ce qui m'a frappé, c'est que, là, sous mes yeux la fin d'une opposition séculaire s'est trouvée matérialisée. La peinture et le dessin, c'est désormais la même chose.
Dans l'enseignement traditionnel des arts, avant que les surréalistes ne crachent partout et que des chevelus se mettent à faire des installations, on distinguait le dessin et la peinture. Le premier, incarnation virile et affirmée de la structure primordiale s'opposait à la seconde, ce fard typiquement féminin, aux attraits vaporeux et duplices. Ce qui faisait vraiment la différence entre les génies et les tâcherons c'était le dessin. Puis il y a eu la bédé franco-belge, avec l'esquisse et l'encrage pour l'homme et le coloriage des bleus pour sa femme. En ce sens la bédé revendiquait bien haut son héritage classique. Dans les seventies, 1976 pour être précis, Moebius a osé Arzach, et la couleur directe, c'est-à-dire que ce gars a osé barbouiller son beau dessin qui était en dessous, sans travailler sur une copie où les noirs sont imprimés dans une couleur plus légère, «un bleu» comme on dit dans le métier des artisans d’antan. La couleur directe cette invention queer (Moebius, Bowie, même combat) était signe de prestige, de maîtrise et de prise de risque.
Avec Painter et des gens de la trempe de Noé, la couleur directe va disparaître. D’abord physiquement, évidemment, puisqu’il n’y a plus de support matériel. Ensuite la notion va s’étioler puisque son enjeu, la prise de risque, n’existe plus. En effet les logiciels modernes permettent de créer un nombre infini de copies et surtout ils permettent à travers ce qu’on appelle « l’historique » de revenir à des étapes précédentes de l’œuvre, stockées dans la mémoire de l’ordinateur (là la majorité de nos lecteurs se dit « olala il nous gonfle, on sait tout ça ! », mais j’essaie de m’adresser à tous, même à ma grand-mère ). Autant dire que la notion de risque est dès lors annihilée.
Enfin et ça c’est plus nouveau, les étapes du processus créatif d’une image sont fusionnées, rendues indissociables. Il n’y a plus la primauté du dessin. Ce qui est troublant c’est que le geste et l’instrument qui sert à peindre et à dessiner est désormais, le même. C’est le même stylet sur la même palette qui va nous produire de l’huile, de la gouache, de l’aquarelle, tout aussi bien que de la craie comté, du fusain et de l’encre de chine… Le pinceau et la plume fusionnés ! Et pour pronostiquer un peu plus loin à la Minority Report (ça, Mammy, c’est un film de Spielberg qui se passe dans le futur), bientôt tout ça jaillira directement des doigts de nos créateurs sur un écran immatériel. La disparition de gestes distincts, la disparition de notions distinctes… Qui peut nous dire quelles conséquences cela aura sur nos cerveaux ?
PS : Mammy me demande ce que queer veut dire.