Quel Futur pour les éditeurs de manga en France ?

 

Par Stéphane

Au lieu de faire des bilans, pourquoi ne pas s'essayer à prédire l'avenir.

Pour prolonger ici ma réflexion sur les évolutions à venir pour le marché du manga en 2006, réflexion publiée dans le magazine Bulldozer de décembre à l’occasion du rachat de la maison d’édition Tonkam par Delcourt, il me semble qu'après quelques années d'expansion et de dilatation, 2006 marquera pleinement un tournant vers la concentration et le rassemblement. La seconde manche de la professionnalisation en quelque sorte. Mais peut-être peut-on, aussi, s’amuser à imaginer la tournure que pourrait prendre le marché d’ici peu. L’article qui suit est donc un état des lieux synthétique, suivi d’une analyse prospective à court terme, puis à long terme des chavirements possibles dans l’organisation des éditeurs de mangas. Des informations inédites y sont glissées, mais l’article est un peu complexe (entendez chiant) et je ne conseille sa lecture qu’à ceux qui s’intéressent au fonctionnement économique du marché de la bande dessinée. Une dernière précision : je n’avance rien de sûr, il s’agit encore une fois d’une envie de préfigurer, pour mieux anticiper.

J’annonçais en décembre dernier le rachat des éditions Tonkam par Delcourt avec une pointe d’ironie. Comme l’actuel directeur éditorial des éditions Delcourt avait fondé Tonkam avant de se faire jeter dehors sans ménagement, ce rachat sonnait un peu comme un sympathique «retour du roi» après l’exil, mais aussi le coup d’envoi d’une course effrénée, celle du gobage des petites maisons d’édition de manga par des structures plus grosses. Attention petits fantômes japonais, les pacmans Franco-belges sont lâchés et ils ont faim.

2006 sera donc l’année de la concentration éditoriale, une course qui démarre en fanfare avec le rachat à hauteur de 50% des éditions SEEBD (Tokebi, Saphira, Kabuto…) par le groupe Soleil. Le mois prochain, J’ai lu annoncera la fin de son catalogue manga, qui va rejoindre le giron Casterman au sein des éditions Flammarion. Pika, un autre indépendant, serait parait-il courtisé par un grand groupe dont on ne connaît pas encore le nom (info qui reste cependant à vérifier). Un début d’année en fanfare qui augure ce constat : il semble certain que la plupart des petites structures indépendantes se feront aspirer par les mammouths éditoriaux de la bande dessinée.

 

La raison la plus évidente : le marché est trop encombré, donc trop virulent, pour qu’une petite pirogue puisse y évoluer désormais en toute sérénité. Une armature et des reins solides sont devenus indispensables, et c’est précisément pour cette raison que la concentration semble inévitable. C’est la rançon du succès.

 

Il ne serait donc pas étonnant que, d’ici deux à trois ans au plus, il ne reste au mieux qu’une dizaine de structures éditrices de manga, elles-mêmes détenues par des groupes éditoriaux plus larges. Alors le marché sera mûr pour une troisième manche industrielle et commerciale, que l’on peut d’ors et déjà imaginer en fonction des indices qui nous sont donnés à voir aujourd’hui. Brossons donc un plan prévisionnel.

 

1. Les coulisses de l’industrie japonaise du manga semblent désormais limpides pour les professionnels français. Les hasards éditoriaux se sont raréfiés, la chance de tomber sur une perle méconnue aussi. Tout est transparent et le savoir presque plus un avantage. Pour se départager, seule compte désormais la taille du porte-monnaie des acheteurs français. Hors…

 

2. …la multiplicité des concurrents, conjuguée au succès commercial dans l’hexagone, a permis aux éditeurs japonais de multiplier X fois le prix de vente des licences de manga à leurs confrères gaulois. L’arrivée en automne dernier de la maison Kurokawa, en fait une sous-marque du groupe Fleuve Noir, a tout accéléré. Très riche, cette dernière n’hésite pas à acheter les licences à prix d’or en surenchérissant largement au dessus des propositions. Peu de concurrents sont ainsi capables de s’aligner. Conséquence inévitable, les dernières licences à la mode comme Full Metal Alchémist sont raflées par Kurokawa sans mal, et les éditeurs moins fortunés condamnés peu à peu à se rabattre sur des produits de seconde catégorie, moins porteur en terme de rentabilité. Kurokawa vient ainsi en quelques mois de faire une entrée spectaculaire dans le monde du manga, et rejoint Panini et Dargaud dans le clan des béhémoths aux accès illimités. Les plus petits éditeurs de se demander comment faire pour ne pas dilapider leur bas de laine dans l’achat de licences à haute teneur commerciale, eux qui n’ont même plus le privilège de « l’éclaireur » avantagé par sa connaissance du terrain.  Ont-ils encore une raison d’exister ? Ou même les moyens de survivre ? Rien n’est moins sûr ?

 

3. Un autre élément est à considérer dans l’équation, peu exposé car effrayant la plupart des professionnels qui ne sont pas dupes. Et si, le succès aidant, les japonais décidaient demain d’éditer eux-mêmes leurs catalogues sur le sol Français. Après tout, ils sont les champions du monde de la rentabilité éditoriale, et possèdent le premier marché du livre au monde. Ils savent faire aussi bien nous, pour ne pas dire mieux. Certes la machine des achats de licences entre nos deux pays semble maintenant lancée et difficile à arrêter, mais pas impossible. Et si le jeu commençait à en valoir la chandelle, après tout pourquoi les nippons ne gagneraient-ils pas eux même l’argent que nous autres français empochons à leur place ? Il leur suffirait de ne pas renouveler quelques grosses licences, puis de les relancer eux-mêmes une fois les contrats les liant aux français tombés à échéance. Quelques années suffiraient pour renouveler complètement le parc des éditeurs hexagonaux par des nouveaux arrivants japonais. Que de rentabilité gagnée pour peu d’efforts fournis. Une possibilité pas si fantasque, puisque la plupart des majors japonaises ont ouvert une succursale à Paris depuis quelques années dans le but de surveiller et comprendre le phénomène manga et son évolution sur le marché français. D’ailleurs, dans notre fonctionnement, de nombreux points les agacent, comme par exemple l’exploitation gratuite de l’iconographie dans la presse (elle est payante au Japon, et le droit de regard des éditeurs est bien plus obligatoire).

 

Ainsi, en additionnant les trois paramètres, il est possible de deviner les enjeux que devront relever les français dans les prochaines années, pour ne pas se laisser engloutir dans le sol instable de l’édition manga. Certains bruits courent, annonçant les pourparlers d’association entre maisons Françaises et Japonaises. La solution de demain, stabilisante, économique. Mais où peu seraient vainqueurs, les monstres de l’édition japonaise étant en moins grand nombre.

 

Une autre alternative consiste aussi à importer le mode de production en France, et engager les jeunes français désireux de dessiner du manga. On pourrait ainsi éviter de payer des fortunes pour des licences japonaises, et se libérer des contraintes commerciales liant les deux parties, puisque l’éditeur fabriquerait sa bd de A à Z sur le territoire. Comme par hasard, seules les maisons de moyenne envergure ou de seconde catégorie (entendez celles qui ont de bons moyens, cependant insuffisants pour être de ceux qui ont le pouvoir de s’associer avec les leaders japonais), comme Pika et Delcourt, se sont lancés dans ce projet. Est-ce un indice que les leaders français ont d’autres priorités ? Certainement. En tous cas, on sent plus d’urgence chez les poids moyens à se rabattre sur la production locale. Les grands groupes, au contraire, accélèrent les processus les liant au marché d’import japonais. D’ailleurs, les partenariats franco-japonais pourraient aussi permettre aux éditeurs choisis de mieux s’exporter au pays du soleil levant.

 

Bref, beaucoup d’informations, plus encore de désinformations, sont à traiter avec du recul et de la hauteur. Aujourd’hui le marché du manga est complexe, les éditeurs essaient de tirer leur épingle du jeu et de se stabiliser pour le futur. Une stabilisation bien difficile à mettre en place dans l’actuel marasme éditorial, d’ailleurs amplifié par l’arrivée dans la compétition de mastodontes financiers inhabituels pour le monde de la bande dessinée.