PEPE DE CARLOS GIMÉNEZ

 

Il existe parfois de tels écarts entre deux avis que la contemplation de ce gouffre vertigineux laisse à penser que ceux qui se tiennent sur l'autre bord ne viennent pas de la même planète. Je sais bien que ceux qui ne sont pas d'accord avec moi ne sont pas d'un autre monde, mais penser ainsi m'évite tout emportement.

Ainsi, il y a quelques jours une cliente cherche un cadeau pour un ami qui prépare une thèse sur "l'identité LGBT sous le franquisme". Je ne me formalise pas de la formule LGBT, qui m'agace comme beaucoup de sigles, mais qui a déjà dû faire l'objet de nombreux débats animés dans le milieu militant concerné. LGBT pour ceux qui comme moi ne sont pas familier avec les sigles veut dire Lesbiennes, Gays, Bisexuels et Transgenres. Je ne me formalise pas car je suis là pour servir les clients sans trop leur casser les noix et qu'en plus je suis content car j'ai un excellent ouvrage à proposer à cette jeune fille (plus jeune que moi, s'entend). Il s'agit du dernier Carlos Giménez, Pepe, édité il y a quelques semaines par Charlie Hebdo – Les échappés.

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Carlos Giménez est l'un de mes auteurs favoris comme le savent les lecteurs de ce blog. La récente offensive patrimoniale des éditions Fluide Glacial, à la suite de Mosquito, permet à de nouvelles générations de profiter de ses œuvres introuvables et, à tous, de découvrir les inédits produits ces dix dernières années. Ainsi les deux tomes Paracuellos furent réédités, accompagnés par les 3 suivants , inédits en France, regroupés dans une agréable intégrale (2009), puis Barrio (2011) et en 2012 Les Professionnels bénéficièrent du même traitement (rééditions + inédits).

Giménez fut celui qui ouvrit la voie à la bande dessinée autobiographique en Europe à la toute fin des années 70. Tirés de ses propres souvenirs, ses histoires reçurent un tel écho qu'au fil des années nombreux furent les Espagnols qui vinrent témoigner auprès de lui de leurs expériences similaires ou voisines. De cette matière foisonnante, tirée de l'expérience de la vie transmise oralement, Carlos Giménez a fait une œuvre émouvante et drôle, capable de regarder l'humanité en face, qu'elle se montre atroce ou amène. Une œuvre qu'il n'a cessé d'enrichir et de poursuivre au fur et à mesure qu'il devint le réceptacle d'une partie de la mémoire de son pays.

Pepe n'est sans doute pas son meilleur livre, mais il nous intéresse tout particulièrement, nous les amateurs de BD. En effet il peut être vu comme un prolongement des Professionnels qui met en scène un studio de créations de BD à Barcelone dans les années soixante.

Pepe est le portrait plus détaillé de l'un d'entre eux. Pepe c'est José González, dessinateur réaliste puissant qui excellera par exemple dans Vampirella (incroyable ! Au moment où je saisis cette phrase un client passe en caisse avec un Vampirella et me demande si je n'en ai pas d'autres !) et en général dans la représentation de femmes sexy. Nous apprenons notamment dans ce premier tome de Pepe (l'auteur semble vouloir en faire 5 !) que José González ne semble pas vivre sa masculinité exactement comme ses collègues... Ce qui n'est pas toujours évident dans le milieu macho catalan régressif que les lecteurs des Professionnels connaissent bien.

Loin de se cantonner à cet aspect, Pepe, sans insister nous fait découvrir comment la modernité, à travers le rock n' roll, pénètre la société assez confinée de l'Espagne franquiste. Les amateurs des récits nostalgiques de Max Cabanes y trouveront largement leur plaisir. La vie d'un quartier est aussi décrite par petites touches discrètes. Le tout est accompagné par un carnet de photos que l'on doit aux archives d'un autre dessinateur, Josep Maria Beà. Bref pour quiconque s'intéresse à l'histoire de la bande dessinée, à ceux qui l'ont fait et au contexte dans lequel ils ont travaillé, l'acquisition de Pepe devrait être profitable.

Pour en revenir à ma cliente du début, je lui suggère donc l'achat de cet ouvrage, qui me semble très bon et, qui plus est, cadre parfaitement avec la thèse de l'ami à qui il faut faire un cadeau. Je fais ce conseil de manière d'autant plus désintéressée que nous ne vendons pas cet ouvrage. La cliente en prend bonne note et va chercher l'album chez un de nos voisins. Pour moi ce devait être la fin de l'histoire. J'ai faim, je vais m'acheter une part de pizza.  À mon retour dans la rue Serpente je croise à nouveau cette jeune fille, qui à ma question "alors avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?" me lance avec une sorte de joie destructrice : "J'ai lu PEPE et c'est TRÈS TRÈS MAUVAIS !".

Un peu estomaqué je ne trouve que le temps de m'étonner qu'elle ait pu lire cet ouvrage debout en moins d'une demi-heure dans un magasin assez fréquenté, alors qu'il eût fallu lui demander : "mauvais en quoi ?". Hélas je n'ai pas eu cette présence d'esprit car j'aurais sans doute pu m'ouvrir à d'autres univers. Il faut dire que j'avais faim, et une part de pizza goût barbecue dans la main, ce qui met toujours en mauvaise posture pour les débats d'idées. La prochaine fois que je reverrai cette cliente j'en saurai peut-être plus.

Ce qui est bien, mais ne console pas totalement d'un tel désaveu, c'est que suivant son opinion et non la mienne, pendant que j'achetais une pizza elle était revenue acheter quelque chose chez nous plutôt qu'un Pepe chez les autres.