Opération Mort de Shigeru Mizuki
À cumuler les lectures en mode automatique, on glisse sur les images sans leur laisser le temps d’accrocher votre rétine, encore moins le cerveau ingrat qui s’abrite derrière. À cumuler les métiers dans le milieu du livre, l’on devient mauvais lecteur. Du moins mauvais lecteur pour soi, en ce sens que l’activité ne vous nourrit plus de la même manière. C’est un triste constat mais, ces derniers temps, je ne laisse plus les mots et les images m’imprégner, je ne leur laisse plus jouer leur rôle fondateur.
Si j’évoque ce gâchis, c’est parce qu’il arrive qu’une image surmonte d’elle-même ce marasme et vous percute de plein fouet, contourne votre passivité et vous réveille. Ces images, vous l’imaginez, ne courent pas les rues. Alors quand l'on en rencontre une, il faut la partager (plus encore lorsque l’on vend le livre qui l’abrite dans son magasin), histoire de lui dire merci pour le coup de semonce qu’elle vient de vous envoyer.
Un soldat au corps grotesque explosant sous le coup d’une bombe, image si paradoxale dans son traitement de l’horreur qu’elle m’a tout simplement prise au dépourvu Au moment même où j’écris ce texte, et alors même que je ne l’ai pas sous les yeux, je revois cette tête catapultée en diagonale vers la droite, l’expression contrite de cet homme mort, le saugrenu d’un fragment de chair intact dénonçant l’absence d’un corps disparu ou disparaissant (on ne saisit jamais exactement la trame du temps lors d’une explosion de bande dessinée). Elle est venue enrichir tout un imaginaire sur la boucherie de la guerre que je me suis constitué à force de films, photos, et même bandes dessinées, en ébranlant par son audace comique la gravité graphique qui accompagne de coutume le sujet. Cela faisait longtemps que le spectacle de la mort ne m'était pas apparu aussi terrible, éreintant.
Pourtant, si elle fait sens d’une manière générale sur le sujet de la guerre, c'est plus encore pour ce qu'elle apporte comme éclaircissement sur l’imaginaire de l'auteur qu'elle m'a, dans un second temps, bousculé, appuyant sur son obsession latente pour le corps maltraité. Chez Mizuki, l’être explose, devient difforme et monstre, mais avec une gravité secrète et noble, sans épanchement. Le masque d’un trait simple, flirtant avec le grotesque vient volontairement désarmer la souffrance qu’il y a à illustrer un objet mort mais encore mouvant, qu’il soit yôkaï ou soldat sacrifié sur le front pacifique. Je ne m’en étais jamais rendu compte, mais il flotte en permanence comme une mélancolie derrière son ode joyeuse au fantastique, une ambigüité discrètement instillée dans sa modernisation du folklore. D’ailleurs, rien qu’à l’écrire, je me sens d’un seul coup idiot. Car que pourrait-il y avoir d’autre, dans cet empressement à populariser et moderniser les différentes expressions de la monstruosité, si ce n’est le désir de se sentir un peu moins seul, et un peu plus en phase avec son temps.
Opération Mort, sorti il y a dix jours, est nommée au prix du patrimoine au festival d'Angoulême, et en vente dans nos vénérables échoppes pour la modique somme de 27 euros. C'est dire si nous vous le recommandons chaudement.