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Les professionnels de Carlos Giménez
 

Une utopie fraternelle

par Vlad

Aux pires heures de la bande dessinée européenne l’œuvre de Carlos Giménez luisait comme un noir joyau, préfigurant les horizons nouveaux qu’allaient défricher une nouvelle génération lors de la décennie suivante.

Outre les chefs d’œuvre que sont Bandolero et la trilogie Paracuellos-Barrio-Muñecos, Giménez nous a légué les trois volumes impérissables de Les professionnels, sur lesquels je vais aujourd’hui m’attarder. Le dessinateur y relate la vie d’un studio de bandes dessinées dans la Barcelone des années soixante. Comme l’indique le préambule «Cette série ne prétend pas être une autobiographie (…) mais toutes les anecdotes qui s’y trouvent racontées sont rigoureusement authentiques». Il est évident que l’auteur puise directement dans son expérience vécue la matière de ses planches. C’est précisément en cela que sa démarche est novatrice et ouvre des perspectives pour l’avenir alors incertain de la bande dessinée. Certes, la prépublication dans Fluide Glacial impose un certain rythme, un certain format, la nécessité de chutes drolatiques et une bonne dose de salacité, néanmoins en s’affranchissant des exigences thématiques habituelles de l’humour et de la fiction et en se tournant vers sa propre histoire (qui fait d'ailleurs en partie corps avec celle du médium) Giménez fait un pas de géant. Rappelons au passage que son Paracuellos inspira alors Binet pour L’institution, qui demeure, à ma connaissance, la première autobiographie française, avant les Mune Comix de Menu, et les Approximate Continuum Comix de Trondheim.

Ceux qui ne connaissent pas encore le dessin de Giménez peuvent déjà saliver à l’idée de son noir et blanc précis, nerveux mais souple. Il y a des expressions humaines qui n’existent que sous sa plume. C’est un grand directeur d’acteurs. Grâce à son talent un dialogue peut s’étaler sur plusieurs pages sans être ennuyeux. Sur ses planches s’agite et discute toute une faune de personnages uniques et truculents, des tarés magnifiques tels qu’en décrivait Henry Miller dans Le tropique du Capricorne ou dans Sexus.

À travers la vie du studio «Creaciones illustradas» c’est toute la société espagnole qu’il nous décrit par effet de contraste. Entre le studio où s’activent jour et nuit les dessinateurs et l’extérieur où règne le franquisme se joue une opposition savoureuse. Le monde extérieur, pétri de respects des convenances, de religiosité et de moralisme, englué dans ses frontières et peu réceptif à la modernité trouve dans le studio son contraire. La communauté des dessinateurs, souffrant des mêmes affres quotidiens, et l’imaginaire, collectivement marqué par les paysages étendus de l’âge d’or de la bande dessinée américaine, forment un lieu où peuvent s’épanouir toutes les audaces, la pire régression infantile et toutes les impudeurs verbales et physiques. Une sorte de microsociété défouloir où chacun peut étaler ses frustrations sans aucun souci de la bienséance et de la respectabilité. Un lieu où les masques tombent. Un avant-goût de la « Movida » d’après la chute du franquisme.

Par ses récits, Giménez nous fait partager son humanisme un brin désespéré et nous laisse les clés de la survie dans un monde âpre. Ses personnages parfaitement humains (et en ce sens souvent capables des pires cruautés envers leurs compagnons d’infortune) laissent libre court à leurs pulsions dans le cadre d’une communauté, si ce n’est choisie, du moins consentie et dont le ciment est l’humour. Il y a là-dessous une utopie fraternelle telle qu’on ne peut la voir fleurir que dans les meilleurs films de prison. Un espace restreint où la camaraderie est le seul salut.

Ah… Au fait c’est surtout terriblement drôle, j’ai relu ce matin quelques passages, dont l’histoire intitulée La folle nuit. Après m’être bidonné tout seul j’ai couru à la boutique transmettre mon enthousiasme à Stéphane. Si jamais Arnaud-de-chez-Pulp’s-en-face nous fait chier on sait désormais comment tout ça va se terminer.