Plein les yeux de Keko

 

Pour un été espagnol

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Il y a quelques semaines les étals étaient encore submergés par les nouveautés... Dans un mois ça recommencera, encore pire qu'avant. Les lecteurs ne sauront pas où donner de la tête, et les libraires ne sauront pas quoi conseiller, occupés qu'ils seront à trouver de l'espace entre les piles de nouveautés pour mettre de nouvelles piles et à préparer des cartons avec les nouveautés de la veille pour les renvoyer à l'éditeur. Sauf que là, en ce début de mois d'août, il n'y a pas grand chose de neuf à se mettre sous les yeux, en tous cas en bande dessinée européenne. C'est l'occasion pour revenir sur un titre sorti en mai et dont je ne vois pas la pile baisser chez mes voisins d'Album Saint Germain. C'est dommage car c'est un bon album. Il s'agit de Plein les yeux de Keko publié aux Editions de l’An 2.

Il faut dire que sa couverture française est dissuasive et ne reflète en rien la richesse de ce cauchemar graphique, sorti de la plume d’un quasi inconnu avec un nom ridicule. Un cousin espagnol de Mezzo et de Charles Burns qui révèle la contamination culturelle de la société par les images. Omniprésentes, elles façonnent et modifient l’individu, sont à la fois la sclérose en plaques et l’exhausteur de goût de l’environnement. Et l’intrigue policière modeste de Keko, au final, s’attache à explorer nulle autre chose que cette maladie. 

Dans un commissariat, un homme est interrogé sur ce qu’il a fait la veille. Un dispositif narratif de récit dans le récit assez classique, mais dont la bichromie somptueuse de noir et de rouge magnifie la folie intérieure du protagoniste. Un mal qui explose dès l’ouverture, et enclenche une longue odyssée hallucinée de références visuelles, parfaitement justifiée par l’histoire : le personnage principal est un documentaliste attaché à collecter des « ressources graphiques » sur les fifties : affiches, photos, publicités, films…

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Dès lors le parcours de ce pauvre suspect, peuplé de fantômes graphiques, peut se lire comme la mise en abyme de la condition du créateur : errant dans un monde de références il cherche son chemin, en les fuyant, en les agglomérant, en les détournant ou en les assimilant… Les visions allégoriques qui s’imposent au personnage sont elles-mêmes métaphore du regard artistique, celui qui surprend le derrière des apparences et le retransmet par la déformation ou l’amplification.

Depuis son Espagne natale, Keko, à l’image de ce Don Quichotte vêtu en Lone ranger masqué dans lequel se projette le personnage à la fin de l’album, s’est exilé par l’esprit dans l’imaginaire rétro de l’Amérique des années cinquante, avec ses rêves familiaux de consommation et son cauchemar maccarthyste. Un paysage intérieur confusément familier, mais dont Keko se fait le guide érudit, avec cette fascination distanciée, mélange d’amour et de peur qui est le propre de ceux qui ont découvert une terre d’accueil, fusse-t-elle imaginaire. En puisant dans un héritage visuel délibérément étranger et désuet, l’auteur batit sa singularité. Car si cet étalage iconographique identifie clairement Plein les yeux comme un brillant exercice de style, qui s’attache davantage à parler du médium, de ses créateurs et de ses lecteurs qu’à raconter une histoire, sa plus grande élégance est d’avoir choisit de le faire en utilisant un champ de références extérieur à la bande dessinée.

le site de l'éditeur français : www.editionsdelan2.com

le site de l'éditeur espagnol : www.edicionsdeponent.com