Le Château dont personne ne parle
Par Stéphane
De retour de Thailande, je découvre que 1. Le Château Ambulant de Miyazaki est enfin sorti en DVD, 2. personne n'a fait d'analyse un peu sympa sur le film, histoire d'éclairer un peu le visionnage ou d'enrichir le catalogue d'anecdotes des fans. Ni Animeland, qui fait un papier limite pourri, ni Les Cahiers du cinéma, personne...Bref, c'est bibi qui s'y colle pour sa première journée de travail à AAAPOUM. A peine une journée après son retour, le bronzage s'en va et les neurones se remettent en route, lentement quand même. Donc ne criez pas trop fort si l'analyse qui suit n'est pas des plus géniales... je suis en convalescence.
Adapté du roman jeunesse éponyme écrit en 1986 par Diana Wynne Jones, le film animé Le Château ambulant suit globalement le scénario original tout en altérant les enjeux initiaux. La version de Miyazaki se recentre copieusement sur la quête des protagonistes pour ce que l’on peut appeler un hypothétique «sens de la vie», quête qu’il accorde particulièrement avec les préoccupations du Japon d’aujourd’hui. Voici donc les trois thèmes centraux à travers lesquels Le maître japonais dresse son état des lieux.
Toute guerre est insoutenable et, quelque soit la justesse ou la validité de sa cause, brise l’âme. Howl se transforme ainsi d’un gentil et brave jeune homme en monstre incontrôlable, sorte de kamikaze flottant sur un paysage rappelant étrangement Tokyo sous les bombes. Autre point important : le conflit dans le film se déclenche et s’interrompt par le simple claquement de doigt d’une poignée de personnes importantes (les élites). La guerre n’a pas de sens réel, et ses soldats n’ont pas de but à poursuivre. Par extension, le désir vorace et omniprésent du Japon de se doter à nouveau d’une armée glorieuse est clairement contestable, plus encore le soutien récent au conflit en Irak. En contrepartie, l’inaction, l’absence de prise de position, et surtout la retraite en terre paisible, s’accompagne aussi d’un puissant sentiment de culpabilité. Entre perdre son âme dans un acte sans sens et culpabiliser depuis sa retraite dorée, Howl illustre un dilemme qui, comme je l’expliquerai plus loin, vient des traumatismes infantiles de l’auteur.
Personne ne peut vivre isolé ou coupé du monde. Le film flatte notre besoin essentiel d’une communauté, et encourage à créer soi-même cet environnement ou cette famille si l’on en est dépourvu. L’isolationnisme japonais à l’échelle internationale tel qu’il est pratiqué depuis des centaines d’années est certes pointé dans un premier temps, mais c’est surtout l’amplification et une certaine forme de normalisation, à l’intérieur de l’archipel, des phénomènes sociaux modernes de l’otaku (fan qui soulage son autisme par un repli consumériste dans le divertissement) et du shut-ins(près d’un million de jeunes refusent de sortir de leur chambre ou d’entrer en contact avec leur proches) qui sont visés. La société japonaise est depuis quelques années, et dans une certaine mesure, en proie à un mouvement de repli sur soi. Plus grave encore, elle commence à accepter et intégrer ces dérives comportementales. Howl est l’illustration de ce phénomène. Au contact de Sophie, il s’épanouira. Et alors qu’auparavant il cherchait à fuir ces obligations militaires, le magicien solitaire trouve dans sa relation avec la jeune fille une raison suffisante pour se jeter corps et âmes dans les ravages de la guerre. Rapidement cependant, les feux du combat consument les bonnes intentions et Howl mue en une machine de combat démoniaque.
Enfin, le bonheur ne se trouve ni dans la jeunesse, ni dans la vieillesse, mais quelque part entre les deux, dans ces échanges incessants entre les âges. Par ce système, Miyazaki réhabilite l’acte de vieillir, soulage les angoisses d’une société effrayée par la croissance exponentielle de sa population du troisième âge, et réunit au creux du mêmes corps des couches de générations qui s’opposent parfois avec violence.
Une autre analyse, centrée sur l’auteur, est possible. Dans le feu de la guerre, l’âme de Howl se fourvoie et le héros se transforme en monstre, mécanique. L’égarement cinématographique d’un réalisateur au sommet de sa gloire serait l’image cachée derrière la métaphore ? Après tout pourquoi pas. Si les derniers films de Miyazaki sont splendides, acclamés, force est de remarquer qu’ils se sont vidés de leur substance et ressassent les mêmes thèmes avec cette pointe de monotonie qui est la marque d’un automatisme.
Seule issue, pour le héros et par écho le réalisateur, revenir dans le passé pour se retrouver à nouveau. Mais les chances sont faibles et les conséquences sinistres. Le trauma infantile et initiatique de Howl, qui dès lors conditionne sa vie, évoque l’expérience personnelle du maître japonais, lorsqu'enfant il fuit avec sa famille Tokyo et les ravages des bombardements pour rejoindre la campagne, à l’aide d’un camion. Chez tous deux, l’enfance explique la conduite de l’adulte. Plusieurs fois par le passé Miyazaki a évoqué candidement la culpabilité et le traumatisme qu’il a ressenti lorsque sa famille refusait d’aider les familles piétonnes suppliantes de prendre au moins leur enfants avec eux en stop. Pas une seule fois ils n’ont accepté. De plus, il est hanté par cette époque de sa jeunesse où, militant et engagé, il agissait en étant persuadé que les idées pouvaient changer le monde.
On peut donc voir en filigrane, se greffer dans le film les angoisses du maître japonais, et entrevoir, au fûr et à mesure que le film progresse, un autoportrait critique de sa carrière. Nés tous deux du traumatisme (la solitude pour Howl, la culpabilité pour Miyazaki), égarés par les feux (du succès pour le réalisateur, de la guerre pour le magicien), le film se conclue par une incitation à un "retour aux sources", afin de renouer avec soi-même (la contestation féroce de la guerre pour l’un, le pacte des relations humaines entamé avec son amitié pour Calcifer pour l’autre). Et Miyazaki, après quelques films plus mécaniques que viséraux, commandés par un succès international grandissant et l'abscence cruelle de descendant potentiel après la mort de son disciple préféré plus que par un réel desir cinematographique (combien de fois a-t-il annoncé sa retraite avant de se retracter par obligation pour son studio), de revenir enfin au cinéma avec l'envie et le ventre, un hymne et une idéologie à defendre: s’il doit continuer à vivre dans un pays défait, qui s'obstine à refuser toute implication politique dans la guerre, alors il ne lui reste d’autre choix que de faire des films.