Que tristeza !
Un des scénaristes les plus prolifiques de la Bande dessinée est mort ce week-end. L'Argentin Carlos Trillo était l'un des plus grands feuilletonistes du neuvième art. Chez Aaapoum Bapoum nous avons toujours apprécié et défendu sa production. Il était aussi un homme fort aimable qui avait courtoisement répondu quelques questions que Kamil Plejwaltzsky et moi-même lui avions posées par mail en février 2009 pour le magazine Zoo. Ci-après la version intégrale de ce petit entretien. Si vous comprenez l'espagnol vous trouverez un entretien beaucoup plus complet sur le site tebeosfera, effectué par Manuel Barrero en 2002.
Vu de ce côté de l’Atlantique on a l’impression d’un âge d’or de la presse BD argentine aujourd’hui révolu. Que pouvez-vous nous dire du paysage de la BD argentine actuelle ?
Oui, bien sûr, nous avons eu une période de grande créativité que l'on pourrait diviser en deux étapes fondatrices. En 1945, dans l'immédiat après-guerre, deux revues, Misterix et Patoruzito, permirent à des dessinateurs de se distinguer. Ainsi Alberto Breccia, Eduardo Ferro, Roberto Battaglia (pour Patoruzito), Alberto Ongaro, Mario Faustinelli, Paul Campani, Alberto Battaglia et Hugo Pratt (engagé par l'éditeur Cesare Civita de Misterix) impulsèrent les grands changements stylistiques de la vieille BD argentine.
Ensuite, en 1957, pratiquement au moment du retour à la démocratie après un coup d'état militaire, sont apparus Tia Vicenta, le grand magazine d'humour politique de l'Argentine, ainsi qu'Hora Cero et Frontera, ces deux dernières étant des revues dirigées par l’auteur qui montait Hector Germán Oesterheld, le maître des scénaristes de notre pays !
L’influence de beaucoup de ces auteurs s’est prolongée durablement et après une intéressante tentative de la revue Skorpio de reprendre les auteurs commerciaux les plus en 1984 arrivera Fierro, revue plus expérimentale, moins « classique », enfin la crise mit un terme à la présence de la BD dans les kiosques.
Aujourd’hui, Fierro est de retour, il y a beaucoup de magazines autoproduits par leurs auteurs et nous avons quelques nouveaux dessinateurs qui travaillent intensément (bien qu’avec beaucoup moins de lecteurs) sur de nouvelles voies. Nous pouvons citer les dessinateurs Ippoliti, Juan Saenz Valiente, Lucas Varela, Pablo Túnica, Salvador Sanz, Gustavo Sala, et des scénaristes comme Diego Agrimbau, Fernando Calvi, et l’extraordinaire Pablo de Santis qui était déjà apparu dans les années 80 avec Fierro et qui a développé, de surcroît, une importante carrière dans la littérature.
Vu que vous êtes au moins le Grand Oncle de la BD argentine, avec vos presque quatre décennies de production, comment en caractériseriez-vous les spécificités par rapport aux autres mondes de la BD (Extrême orient, Europe, Etats-unis ?)
L’Argentine, pays d’immigrés (italiens, espagnols, juifs d’Europe Centrale, etc.) a développé, au théâtre, au début du XXe siècle, un genre que l’on a appelé “sainete” et qui, d’une certaine façon, porte la trace des façons de parler, des changements de coutumes, des comportements des groupes étrangers à peine descendus des bateaux. Roberto Arlt, un de nos grands écrivains, a synthétisé des années après dans sa littérature, la folie de ce mélange inexplicable de races et, probablement, la BD doit aussi avoir un rapport avec ces antécédents.
La BD humoristique argentine, surtout, puisqu’elle a toujours raconté ce qui nous arrivait depuis l’intérieur, fut un fidèle témoin des changements sociaux et politiques. La BD d’aventures, elle, a un peu plus tourné le dos au pays, mais il suffit de se rappeler L’Eternaute, de Oesterheld et Solano Lopez pour voir à travers ses 50 ans de succès, comment on doit raconter une grande histoire sur les événements dans ce pays.
Certains thèmes sont récurrents dans l’ensemble de votre œuvre. Ainsi pourquoi la corruption occupe-t’elle une place aussi importante dans votre œuvre ? Dans « Spaghetti Brothers », par exemple, la jeune génération bien que préservée de la corruption semble être en proie à un certain désenchantement. Pourquoi votre regard est il si fataliste ?
La corruption est si énorme en Argentine que l’on ne peut faire autrement que l’observer tous les jours. Je me vois plus ironique que fataliste, mais il est possible que notre fatale condition humaine m’ait amené à montrer de trop nombreuses fois que le bien ne triomphe jamais.
Vos œuvres se caractérisent aussi par une extrême violence des rapports hommes / femmes et par une vision de la sexualité vécue à travers le prisme du danger, de la prédation ou d’une certaine obsession morbide... Est-ce une démarche consciente de votre part ?
L’Argentine est un pays machiste, pas le pire de l’Amérique Latine, mais nous sommes entourés de relations de pouvoir en ce qui concerne la sexualité (entre autres). Moi, en général, lorsque j’écris, je veille surtout à ne pas perdre le fil de la trame, à créer une histoire qui en premier lieu m’intéresse beaucoup moi-même. Le reste est ce que l’on met de soi dans ce qu’on écrit et qui fait la plupart du temps partie de ses goûts, de sa personnalité, de sa vision du monde, non ?
Vous avez manifesté lors de notre rencontre votre attachement pour le personnage de Frank Centobucchi, le flic des Spaghetti Brothers. Que représente-t-il pour vous ?
Frank est, en réalité, le curé, un personnage charmant dans son exercice brutal de la foi. Heureusement qu’il n’a jamais été évêque car il ressemblerait à ces types monstrueux que l’on voit en Espagne et en Italie, par exemple. Mais, bien sûr, sa conduite est si linéaire, il est tellement direct et possède si peu d’aptitudes au dialogue qu’il n’aurait jamais pu arriver à obtenir un poste dans la hiérarchie de l’Eglise. Le Centobucchi flic - Tony - est le seul à être conscient qu’il est un véritable perdant, et c’est probablement pour cela qu’il a toute ma sympathie.
Votre attachement au cinéma est palpable dans toute votre œuvre : nombreux hommages au muet, une causticité fleurant Buñuel et parfois des situations qui évoquent les grandes heures du cinéma italien. Quel est l’apport du cinéma sur votre univers ?
Il me semble toujours que mon “univers”, s’il existe, est davantage en rapport avec mes lectures qu’avec le cinéma. Le film noir policier américain, le roman latino-américain de ce qu’on a appelé le “boom” des années 60 et 70, les « esperpentos » de Valle-Inclán, les récits de Roberto Arlt (mais aussi de Borges et de Cortázar) et en effet mes périodes de fréquentation des ciné-clubs, mon amour du cinéma italien d’après-guerre, ont certainement leur importance.Je distoujours que ma BD préférée est Little Lulu, par ce génie nommé John Stanley, et que si quelqu’un m’a influencé dans mon enfance, c’est Carl Barks. Je pense que si l’on fait une grande salade avec toutes ces choses et qu’on y ajoute les surprises plus récentes de ma vie de lecteur et de spectateur (le film Caché, de Haneke, ou Carver, ou le premier Mc Ewan), le résultat de ce que je reçois d’autrui commence à prendre forme, et se reflète dans ce que j’écris.
Beaucoup de lecteurs en France vous ont découvert avec la série fleuve Cybersix, dessinée par le regretté Meglia. Nous n’en connaissons pas la fin. Son enfant est toujours aux mains de Von Reichter, Lucas Amato toujours emprisonné par les terroristes... La fin existe-t-elle et comment peut-on faire pour la lire ?
Oui, la fin existe. Si l’on avait continué la chronologie telle qu’on la connaît en France, il devrait y avoir 24 albums de Cybersix et non 12. Mais l’éditeur a décidé d’interrompre la série et la fin n’a toujours pas été publiée parmi vous jusqu’à présent. Cybersix perd Lucas Amato, mais réussit à récupérer son petit enfant, enfin... Il s’agit d’une fin définitive, qui clôt l’histoire.
Un certain nombre de vos travaux récents semblent avoir été conçus directement pour le marché européen... Ce que vous avez fait avec vos compatriotes pour Strip Art Features de Ervin Rustemagic (ERKO en France), pour la collection Ligne Rouge de Casterman ou pour Albin Michel. Si c’est bien ça, comment s’est passé la ou les rencontres ?
Ce n’est pas tout à fait ça. Tout dépend sous quel angle on considère les choses: par exemple, Sick Bird (Bird en France !) comprend trois volumes et constitue une seule longue histoire avec de petites sous-fins dans chaque album. La différence, peut-être, avec par exemple Spaghetti Brothers c’est que le support initial n’est pas une revue hebdomadaire qui publie 8 pages et demande une fin ou une semi-fin pour chaque histoire courte, mais un long récit pour lequel il faut du suspense, des émotions et une fin.
J’ai fait pour Casterman Wilson sur la demande de Walter Fahrer et nous avons réalisé les trois albums de rigueur que l’on nous avait demandés. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une histoire très travaillée, avec de la paranoïa et des personnages sinistres. Ensuite, toujours pour Casterman, nous avons commencé Anton Blake, une sorte de détective des sentiments, mais cette série est restée inachevée car l’éditeur décida de l’interrompre (probablement pour ventes insuffisantes, je suppose). Il existe un second album terminé d’Anton Blake qui n’a jamais été publié en français et qui éclaire l’histoire du personnage ainsi que son intérêt pour les sentiments, toujours sous l’inspiration de la merveilleuse saga d’Antoine Doinel de François Truffaut...
Dans votre production pléthorique y a-t-il une ou plusieurs œuvres dont vous regrettez l’absence de traduction en français ?
Quelques-unes... Surtout deux que nous avons faites avec Cacho Mandrafina, Peter Kampflo sabía et El caballero del piñón fijo.