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DANS LES CORDES DE JAMES VANCE ET DAN E. BURR
 

Dans les années 80 le dramaturge étatsunien James Vance se tourna vers la bande dessinée pour raconter, à travers les mésaventures d'un adolescent, l'histoire violente et douloureuse de la Grande Dépression des années trente : c'était Kings in disguise . En France ce roman graphique fut traduit chez Vertige Graphic en 2003 sous le titre Les Rois Vagabonds. Ce récit, servi par le dessin un peu raide mais précis et investi de Dan E. Burr marqua durablement ceux qui s'y plongèrent. Voilà que des années après les auteurs nous offrent la suite de cette histoire.

Dans les cordes (On the Ropes en VO) est en fait le développement d'une pièce que James Vance avait écrite il y a bien longtemps. Quelques années ont passé. Le personnage central des Rois Vagabonds, Fred Block, a grandi et a souffert. Il a finit par rejoindre un cirque ambulant. Ce cirque fait partie d'un programme de la WPA, la Works Progress Administration, une initiative du New Deal visant à créer des emplois tout en divertissant les populations appauvries. Comme on ne va pas tarder à l'apprendre, cette activité nomade est idéal pour le jeune homme qui peut ainsi couvrir ses activités clandestines au service du mouvement ouvrier. La lutte des classes est très violente aux États Unis où le gouvernement et le patronat ont toujours été très vigilants à ne pas laisser se développer un syndicalisme radical. Depuis le dix-neuvième siècle les militants syndicaux en ont fait les frais. Les anarchistes, puis les communistes, furent sévèrement réprimés, par les forces de l'ordre ou par des organisations paramilitaires aux services des grandes entreprises (comme par exemple la fameuse agence Pinkerton) : intimidation, tabassage, emprisonnement, assassinat...

Tous les moyens étaient bons, avec cette violence frontale dont l'histoire des États-Unis est gorgée. Inscrivant leur récit dans ce contexte, les auteurs nous livrent une œuvre ambitieuse où le roman social se mêle au polar et à la description du monde du cirque. Les personnages ont une profondeur qui ne surprendra pas les lecteurs du premier opus et qui permet de dérouler de longues scènes de discussion, où les caractères et les expériences s'affrontent, sans que l'ennui ne puisse pointer son nez. Les 28 € que l'on peut investir dans ce livre ne seront pas gaspillés tant la lecture est roborative. Un bon week-end est nécessaire pour en venir à bout, alors imaginez que vous la coupliez avec les Rois Vagabonds : que du bonheur.

C'est donc aujourd'hui que nous sommes autorisés à mettre en vente cet ouvrage. Ne vous fiez pas à sa couverture, assemblage malheureux de 5 vignettes tristement colorisées. Le contenu est réellement excellent et le dessin de Dan E. Burr, malgré quelques rigidités – qui collent assez bien à l'âpreté de la période – possède la précision nécessaire pour rendre les différentes émotions qu'affrontent les protagonistes.

Dans les Cordes, de James Vance et Dan E. Burr, Vertige Graphic, 264 p. n&b, 28€. Code EAN : 9782849991138

 
Le Believer #2 été 2012 : America, America
 

Il est rafraîchissant de lire autre chose que des illustrés pour la jeunesse et de l'art séquentiel, aussi nous vous invitons à lire Le Believer et à l'acheter chez nous. Depuis quelques jours déjà, vous pouvez trouver chez nous le 2e numéro de cette revue saisonnière nommée Le Believer et qui contient du matériel traduit de la revue étatsunienne, The Believer. Pourquoi cette publication s'appelle-t-elle "Le Croyant", je n'en ai aucune idée, mais cette fournée est très intéressante.Abordons tout de suite ce qui interpelle d'abord le lecteur de bédé qui fréquente ce blog et qui est éventuellement client chez Aaapoum Bapoum : on trouve dans ce numéro une interview de Charles Burns de 9 pages, complétée par 3 pages d'illustrations (reprises de planches déjà publiées). Si la tournure de l'entretien vise plutôt à présenter l'auteur à ceux qui ne le connaîtraient pas, l'amateur trouvera tout de même de quoi y sustenter sa soif de découvertes.  Il détaille

notamment le tout début de sa carrière et ses travaux publicitaires. Il revient sur Black Hole, Burroughs et Hergé. Il y parle aussi un peu d'Hemingway et de Crumb.

"Le premier dessin de Crumb dont je me souviens , c'est une carte de vœux, car il travaillait à l'American Greetings Association. Et même si c'était une carte gentillette, du type carte d'anniversaire avec un gros gâteau, il y avait une sensation d'étrangeté qui s'en dégageait, quelque chose de perverti."

Si on apprend que le chat de Charles Burns s'appelle Iggy, aucune question en revanche n'abordera les circonstances qui l'amenèrent à réaliser une pochette pour Iggy Pop (Brick by Brick, 1990)... et ça je le regrette, car je me demande s'il existe une personnalité plus antagoniste à celle du dessinateur méticuleux que celle du rocker bordélique et décérébré.Charles Burns aborde aussi les particularités techniques de son style.

" J'ai toujours été sensible à un certain dessin : ces lignes qui commencent très grasses, pour finir très fines, que l'on fait avec une brosse."

Là je me permets d'émettre un doute sur la traduction (d'où le gras). Jérôme Schmidt n'a sans doute pas eu le temps qu'il fallait pour peaufiner son texte, mais si le mot dans la version originale est "brush", et c'est très probable, un "pinceau" eût été préférable, car il est impossible de faire ce que fait Charles Burns avec ce qu'on appelle par ici une brosse, ou alors je n'ai rien compris à ce qu'il voulait dire ou à l'utilisation d'une brosse.

Bon, et vous vous tâtez encore : est-ce que quelques pages sur Burns valent les 15€ que coûte cette austère revue ? Certes il dessine aussi les en-têtes des articles (encore que dans ce numéro la plupart des cul-de-lampe sont de la main de Tony Millionnaire, ce qui pourra d'ailleurs en intéresser quelques uns), mais bon 15€ ?  7,50€ d'accord... C'est là que j'interviens ! Oui, car il est rafraîchissant de se sortir la tête quelques heures des méandres de l'art séquentiel.

Ainsi pour vous donner envie je vais vous détailler le sommaire, par ordre d'intérêt croissant (à mes yeux, évidemment, et sans aucune concertation avec mes camarades de lutte et de jeu). Cet ordre est sans doute contre-productif, puisque la plupart des lecteurs vont s'arrêter aux premiers paragraphes qui seront les moins élogieux, mais enfin, c'est ainsi que mon instinct me guide.

Le détective sauvage et la planète des  monstres, bien qu'intrigant, ne m'a pas transporté. En effet il s'agit de l'hommage d'un écrivain argentin – Rodrigo Fresán– à un écrivain chilien, Roberto Bolaño. Je ne connais ni l'un ni l'autre, ce qui n'est pas un problème en soi. Le souci étant plutôt que la prose alambiquée de Fresán semble inlassablement tourner autour du pot si bien qu'à la fin on ne sait toujours pas de quoi sont faits les livres de Roberto Bolaño : science-fiction ? poésie ? oniro-réalisme ? C'est le problème parfois avec certains Argentins qui sont presque aussi doués que les Français pour entortiller la plus simple patate dans des couches de brume, de manière à lui donner de l'extérieur la silhouette d'un artefact complexe accessible aux seuls initiés. Je pourrai vous dire si c'est un bon article le jour ou j'aurai lu moi-même du Roberto Bolaño, ce qui n'est pas pour 2012. Reste que les passages où le rédacteur évoque le souvenir de ses rencontres avec l'auteur, sont, eux, fort agréables à lire et assez émouvants. Au passage je note que cet article est traduit de l'espagnol par Alexandre Civico. De l'espagnol ? Alors quoi ? The Believer n'est-elle pas une revue étatsunienne contenant du matériel original ? Cet article provient-il d'une source extérieure ? Si oui laquelle ? Tout ceci manque un peu de présentation et d'éclaircissements.

Les griffes des morts vivants un vendredi 13 d'Adrian Van Young. Même si l'article est agréable à lire, le sujet dans ma sphère d'intérêt et le projet amusant, je n'ai pas bien vu où l'auteur voulait en venir. Le gars s'enfile tous les grands classiques du cinéma d'horreur par tranche de 24h maximum par série (Halloween, Zombies, Jason, Freddy, Hellraiser) et note ses impressions et idées.  Les observations pertinentes abondent mais l'ensemble souffre un peu de vision d'ensemble.

Discussion avec Nick Cave. De la différence d'écriture entre chansons, scénarios et romans...  On y parle beaucoup du projet de scénario pour John Hillcoat qui donna lieu au second roman du rocker vagabond d'origine australienne. Quitte à parler de John Hillcoat, il est vraiment regrettable que cette courte interview n'aborde pas du tout la question de The Proposition, l'excellent film dont Nick Cave écrivit le scénario. Un western violent et australien, empli de sable rouge, de violence et de magie noire, qui n'oublie pas de traiter la question de l'impérialisme.

De manière plus anecdotique, on ne parle pas non plus dans cette interview du port de la moustache qui marqua la fin d'une époque et extériorisa aux yeux du monde le changement de positionnement de Nick Cave face au choix de sa destinée : qui ne meurt pas d'une overdose voit considérablement augmenter ses chances de mourir de vieillesse.

American Isolato par Ginger Strand. Celle qui écrit cet article semble en connaître un rayon sur les serial killers. Elle développe l'idée que le mythe du serial killer itinérant a été monté en épingle par les autorités soucieuses d'augmenter leur arsenal de moyens de contrôle de la population. Elle observe le curieux renversement de popularité dont ont bénéficié ces criminels. De repoussoirs absolus dans les eighties ils sont devenir des héros dans la décennie suivante après le seuil que fut le film Le silence des agneaux. Elle explique que les tueurs en série d'opérette, raffinés et cérébraux, calqués sur le modèle d'Hannibal le Cannibale, servent  à occulter la sordide réalité de criminels représentatifs d'une société tout aussi sordide et désolante.

Micro-interview avec Paul Verhoeven. Ce cinéaste a toujours un point de vue singulier. Ici il explique très clairement pourquoi il voulait faire un film sur la vie de Jésus et pourquoi il a renoncé et c'est extrêmement éclairant sur les capacités et limites du septième art.

• Rencontre avec Gus Van Sant par Alexandra Rockingham. Le cinéaste raconte comment Will Hunting lui a ouvert la voie pour faire son curieux remake de Psycho. Il explique aussi comment en voyant Sátántango de Béla Tarr, il est entré dans le processus de réflexions d'où est sorti ce chef d'œuvre qu'est Elephant.

Will Self / Geoff Nicholson : correspondance. Quelques e-mails échangés entre deux écrivains anglais qui aiment marcher, s'intéressent à la psycho-géographie et ont des choses amusantes et pertinentes à dire sur le sujet. Si le travail de Self m'est assez familier, je n'avais jamais entendu parler de ce Nicholson, dont je peux désormais envisager de poser un livre sur ma table de nuit (des conseils, amis lecteurs ?). J'ajouterai que je n'aurais jamais pu imaginer que Will Self aimât marcher.

La fabrique du désir de Peter Lunenfeld. L'auteur y développe de manière plaisante les parallèles entre les parcours de Walt Disney et de Hugh Hefner, le cerveau en pyjama de Playboy, deux entrepreneurs arrivés en Californie et ayant chacun à sa manière ouvert la voie à l'industrialisation des désirs.

"Pensons à Hefner comme à un pionnier [...] s'intéressant non pas à créer l'illusion du vivant avec des choses inanimées, mais à l'inverse à rendre le vivant si lisse qu'il en approche l'irréalité."

Essorer le désert de Tana Wojczuk. Là on commence vraiment à aborder la crème de ce numéro de Believer. L'auteure (oui moi j'aime bien le "e" à la fin) démonte le mythe de la Californie paradisiaque et giboyeuse et explique comment pour alimenter en eau Los Angeles, un lac fut complètement asséché à plus de 300 kilomètres de là. Elle raconte comment le mythe de la conquête de l'Ouest, de ces hommes solitaires ayant la possibilité de se bâtir une fortune, à surtout servi à enrichir les plus forts et à faire accepter aux autres les privations d'une société inégalitaire. Individualisme débrouillard comme masque de la barbarie capitaliste. Le sujet n'est pas nouveau mais il est brillamment énoncé, documenté et analysé. On apprend aussi que dès la fin du dix-neuvième siècle des américains avaient tenté de proposer des solutions alternatives qui auraient évité nombre de catastrophes humaines et écologiques. Passionnant.

L'échelle est colossale et la complexité inouïe de B. Alexandra Szerlip.Norman Bel Geddes ne fut pas seulement le concepteur du Futurama pour le pavillon américain de l'exposition universelle de 1939, cette maquette géante de 11000 m² qui fut visitée par 24 millions de personnes. Il inventa d'abord dans les années 20 un champ de courses miniature avec des petits automates incluant une simulation de hasard, puis un jeu de guerre très compliqué mettant en scène deux pays imaginaires avec toutes leurs unités. Tout ceci fait assurément de lui un pionnier du wargame, des réalités virtuelles et même du jeu vidéo. Tous les gamers devraient donc lui allumer un cierge ou du moins être pleins d'empathie pour sa dévorante passion pour le minuscule. On regrettera tout de même qu'un article qui parle surtout d'échelle et de dimensions soit visiblement mal relu, précisément sur la question des mensurations. Ainsi on voit mal comment Le Jeu de la Guerre peut bien avoir coûté 9000 dollars de plus que le le champ de courses dit "Nutshell", quand il est écrit que le premier a coûté 13000 dollars et le second 40000... Par ailleurs les dimensions données pour Le Jeu de la Guerre semblent curieusement étroites par rapport à la densité évoquée. On ne comprend pas comment des répliques de navires peuvent faire de "deux centimètres et demi à trente mètres" sur un terrain de 1 mètre de large sur 7 de long. Des détails, mais qui lorsqu'on se penche sur des miniatures, sont assez gênants. C'est cependant un article très instructif et fascinant.En complément sur cette vidéo, vous pouvez-voir des images d'époque et en couleurs du Futurama (à partir de 15 minutes et 42 secondes de film).

• Terre d'abondance de Casey Walker. Tout part de l'épais livre, non traduit en français de William T. Vollman, Imperial, qui parle de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, dans la Californie du Sud. Casey Walker étant originaire de cette région (précisément de El Centro, à quelque kilomètres au nord de la relativement fameuse ville frontière duale Calexico / Mexicali), c'est avec grand intérêt qu'il se lance dans la lecture de ce reportage proliférant (1300 pages et quelques). Dans les quelques pages de ce reportage on apprend beaucoup sur les relations entre le Mexique et les États-Unis et sur la fascination que peut exercer un objet littéraire aux limites de la folie, fusse-t-il en partie un échec.

"Pourquoi ce désert fut-il colonisé, en fin de compte ? Qu'est-ce que les gens ont trouvé de prometteur dans ces centaines de kilomètres de sable, sans source d'eau et à la chaleur écrasante ?" écrit Casey Walker et plus loin il s'interroge sur les raisons qui ont pu pousser Vollman a écrire tant de pages sur un sujet qui n'intéresse personne. Une question qui ricoche jusque sur sa propre condition de lecteur de l'œuvre. L'idée l'effleure à un moment qu'il est peut-être le seul lecteur de ce livre. Une très belle chronique qui parle autant de son objet que du critique et du médium.

Vendre son corps au paradis de la lune de miel de Ginger Strand assurément le point d'orgue de ce numéro. Ginger Strand file le parallèle sous-tendu par le film Niagara de Henry Hathaway entre son actrice principale, Marilyn Monroe et la force des chutes. De la même façon que la part de naturel et d'artificiel est difficile à cerner chez l'icône, on apprend ici que la formidable puissance évoquée par les vertigineuses chutes d'eau n'est plus tellement naturelle depuis les années 50, période durant laquelle les berges et la topographie des lieux furent reconfigurées par l'ingénierie humaine. De même le débit d'eau est parfaitement contrôlé et réglable selon les heures de la journée. Alors qu'elle réfléchit à la question, à Niagara même, Ginger Strand voit se dérouler un congrès des Chapeaux Rouges, cette organisation de femmes seules et mûres ayant pour but de se divertir et d'afficher leur soif de frivolité. Pour qui, comme moi, n'avait jamais entendu parler de cette institution, le récit bascule vers l'exotisme le plus loufoque. L'occasion est utilisée par l'investigatrice de brosser un vaste panorama de l'industrie du tourisme et l'invention de la Lune de miel, son rôle idéologique et commercial. Elle dessine aussi un schéma de l'évolution des rapports maritaux dans la société américaine. Il s'agit d'un article très dense, riche et vivant qui partant d'un sujet a priori peu exaltant crée une matière stimulante et réjouissante. Bravo.

Voilà une revue qui sait dénicher ce qu'il y a de captivant derrière le rideau rutilant des États-Unis. Elle manque un peu de rédactionnel de présentation des auteurs et de notes – et surtout je continue de déplorer l'absence de datation des articles, mais vous ne devriez pas regretter vos 15 €.

Le Believer, numéro deux : America, America, 128 p. 15€, éditions Inculte.