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TANGANYIKA D'ATTILIO MICHELUZZI
 

On peut dire que nous avons pas mal de chance sur un point : il y a des éditeurs qui ont des goûts qui s'approchent des nôtres. Ainsi Mosquito s'efforce depuis des années d'éditer les inédits de Micheluzzi et de rééditer ses bandes devenues dures à se procurer.Tanganyika qui vient de paraître est de fait la réédition en noir et blanc de L'Homme de Tanganyika, publié auparavant en couleurs une première fois en France par Mon Journal (en 1984) et une seconde par Christian Chalmin (en 1986).

À l'origine cette histoire fait partie de la série Un Uomo Un'avventura : 30 albums édités en Italie par Bonelli entre 1976 et 1980 qui forme une collection prestigieuse où, outre Micheluzzi, s'illustrèrent, parmi les plus célèbres, Toppi, Crepax, Pratt, Buzzelli...

Cette histoire se passe au début de la première guerre mondiale. L'île de Zanzibar, en marge de l'Océan Indien, n'est guère éloignée de la Côte du Tanganyika. Or l'île est une possession britannique, tandis que cette partie du continent est alors dominé par les Allemands. Un croiseur de guerre allemand est justement coincé non loin de Zanzibar à une centaine de kilomètres au sud, dans le delta du Rufuji. Pour le débusquer dans la mangrove où il se cache par manque de carburant, il faudrait aux Anglais un avion... Or un bateau doit justement arriver du Cap avec dans ses soutes un hydravion en pièce détaché appartenant à un géologue américain !

Dans un style de dessin moins dépouillé que par la suite (ce fumetto est dessiné en 1978) Micheluzzi est déjà en pleine possession de son talent. Il y a là tout ce qu'on apprécie chez lui : élégance et humour, contexte fouillé et sens de l'ellipse, subtilité permanente, minutie du détail et ambiguïté des êtres. Évidemment c'est la grande aventure sur fond de monde colonial et de guerre, mais il y a cet incomparable sens du recul, cette bienveillante ironie qui fait de Micheluzzi un créateur unique et toujours moderne.

Écouter dialoguer ses personnages est toujours un grand plaisir. Dès leur première apparition ils sont tous judicieusement et succintement résumés par une parole ou un acte. Toute la tragédie à venir est déjà là en germe, les lecteurs et le narrateur complice n'ont plus qu'à en savourer les rouages.Loin du manichéisme Micheluzzi réserve un traitement équivalent aux deux camps, ce qui change plaisamment de la dramaturgie hollywoodienne. En somme Micheluzzi c'est ça : de la grande aventure comme à Hollywood dans les années 50 mais avec en plus la subtilité que confère une intelligence et une culture hors du commun.

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J'envie les lecteurs qui n'ont jamais ouvert un Micheluzzi. Ce livre-ci est parfait pour débuter, avec un prix honnête de 13 € et une bonne facture (reliure cousue, impression en Slovaquie).

Un problème de géographie

Comme nous sommes assez tâtillons, nous nous permettrons de déplorer une relecture insuffisante de la part de l'éditeur. Les nombreuses coquilles qui parsèment le livre pourraient presque en gâcher la lecture. Une d'entre elles est particulièrement dommageable car située en première planche. Elle resulte probablement d'un contresens au moment de la traduction :

"— Oui mais, nous n'avons pas d'aéroplane en Afrique Britannique.— Mais on a un géologue irlandais qui arrive demain à Capetown sur un petit vapeur pourri..."

Je n'ai pas l'édition italienne sous la main, ni même les anciennes éditions françaises, mais il me semble au vu du contexte et de la page suivante qu'il faut lire :"— Mais on a un géologue irlandais qui arrive demain de Cape Town sur un petit vapeur pourri...".

Sinon page 19 dans un récitatif, un "30°" a été méchamment transformé en "30%", ce qui ne veut rien dire, mais c'est moins grave. Ces menus défauts éditoriaux, hélas bien répandus de nos jours – aussi bien dans les grandes maisons que les petites, n'enlèvent rien à la qualité intrinsèque de l'œuvre de l'honorable maître italien que je ne saurais trop vous encourager à lire.

Pour finir quelques boni :

▲ Carte qui peut vous manquer pour jouir pleinement des situations tactiques au cœur de l'ouvrage.Extraite de "The Times history of the war, Vol. X" imprimé à Londres en 1917et lisible ici, grâce aux petites mains de l'université de Toronto qui l'ont gentiment scannépour le plus grand plaisir des curieux du monde entier.

Le véritable croiseur allemand "Königsberg" au large des côtes africaines,trouvé sur flickr grâce à Andy qui aligne là-bas une belle collection de photos de guerre

The African Queen (1951) Directed by John HustonShown from lef

The African Queen (1951) Directed by John HustonShown from lef

▲image extraite d'African Queen de John Huston,un film que Micheluzzi a certainement apprécié...Ce n'est pas pour autant que vous trouverez un rôle de femme important dans Tanganyika !

Véritables soldats indigènes de l'Armée Britannique. Photo extraite du même livre que la carte plus haut, mais également trouvable sur flickr (tapez "times history of the war" dans le moteur de recherche de cette mine, vous allez vous régaler, pour peu que vous appréciez les photos en noir et blanc de types morts depuis belle lurette).

Tanganyika d'Attilio Micheluzzi, Mosquito, 2015, 54 p. N&B. 13€ code EAN : 9782352832874

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Interview de Agnese Micheluzzi, à propos de son père.
 

Hier soir, lors du vernissage de notre exposition des planches d'Attilio Micheluzzi, nous avons accueilli sa fille, Agnès, qui a gentiment accepté de répondre à nos questions. Elle entretenait avec son père une relation conflictuelle et devait quitter le foyer familial à 24 ans. Mais ses souvenirs sont chargés de nombreux et précieux renseignements. La retranscription qui suit est brute. 

"Micheluzzi travaillait tout le temps. De 7 heures du matin à 8h le soir. Même quand il partait en vacances, il emmenait des planches. Il lui fallait en moyenne 2 mois pour dessiner un album de  48 planches, recherches et documentations comprises. Toutes les données objectives au sujet du Titanic, par exemple, sont issues de recherches. Imaginez sans Google le temps que cela demandait. Il aimait d’ailleurs à dire que l’écriture du scénario et la recherche documentaire prenait bien plus de temps que le dessin. En tant que père, en revanche, c’était un désastre puisqu’il n’avait pas de temps pour nous. Il faisait tout, seul, sans assistant, dans son bureau, à la maison. Tout ce travail-là était alimentaire, pour nourrir sa famille. Architecte en Lybie, il se retrouve soudainement au chômage, à 40 ans, suite au coup d’état de Kadhafi, et doit rentrer au pays sans travail, mais avec une famille à assumer.

Non ce n'est pas Agnese Micheluzzi, mais Michel Jans des éditions Mosquito... Qui assurait la traduction en y ajoutant son savoureux grain de sel. La photo fut bien prise par Agnese en revanche !

Non ce n'est pas Agnese Micheluzzi, mais Michel Jans des éditions Mosquito... Qui assurait la traduction en y ajoutant son savoureux grain de sel. La photo fut bien prise par Agnese en revanche !

Sa reconversion dans la bande dessinée ne se fait néanmoins pas par hasard. Son histoire avec la BD remonte à son enfance. Son père était général de l’aviation italienne et, gamin, il remplissait ses cahiers d’avions et de machines. A 18 ans, il a même dessiné une première bande dessinée qui n’a jamais été publiée. Parmi les inspirations dont je me souviens, je peux citer Milton Caniff qu’il adorait, Muñoz et Sampayo, Toppi avec qui il avait une relation d’admiration particulière, Battaglia et Pratt évidemment, et le Flash Gordon d’Alex Raymond…

Mais surtout, mon père aimait beaucoup le cinéma américain. Comme tous les gens de sa génération, il raffolait des comédies et des westerns. Leur fascination pour l’aventure et les militaires, qui leur a été souvent reprochée, soi-disant malsaine, admirative pour la cause militaire, était un héritage d’une enfance en temps de guerre. Ils avaient grandi avec les américains, et le cinéma hollywoodien entretenait ce fantasme de l’héroïsme issu de l’enfance. Cependant on ne peut pas dire que mon père soit pro militariste, ou qu’il flatte les mérites de la guerre. La guerre n’est qu’un contexte qui peut révéler les hommes, mais en aucun cas ils ne se sentent investis d’une mission.

On sentait également chez lui la nostalgie de l’exotisme. La vie qu’il avait vécue en Afrique avait été une vie aventureuse, avec de la place pour beaucoup d’aléas et d’exotisme. Son retour à la mère patrie dans des conditions de pauvreté était douloureux et il avait trouvé dans l’écriture de bande dessinée un moyen de sublimer et de compenser ces voyages du passé.

Sa carrière d’auteur  fut ainsi très courte, une vingtaine d’année. Une très petite partie seulement a été traduite en français. Captain Eric, par exemple, compte plusieurs centaines de planches. Micheluzzi  a écrit dans énormément de registres, comme le gore avec une histoire d’enfant qui tue le Père Noël et se sert de ses entrailles comme guirlandes. Des histoires de science fiction, et même un Dylan Dog pour les éditions Bonelli. Quant à Air Mail, si en France la série n’a pas été terminée, c’est parce que le 4ème volume a été perdu par Dargaud Editions.

Dans le milieu, il n’avait pas beaucoup d’amis car nous vivions à Naples, excentrés par rapport au monde de la bande dessinée. Il avait des amitiés d’estime, il correspondait avec Sergio Toppi, Hugo Pratt ou Andrea Pazienza par exemple. Mais sa seule vraie amitié était je crois avec l’éditeur Bonelli.

Au bénéfice du doute, je pense que la bande dessinée favorite de mon père était Petra Chérie, probablement parce qu’il avait vraiment une grande affection et une grande admiration pour les femmes, et surtout car il avait réussi à créer un personnage hors-normes pour l’époque.  Peut-être également parce qu’il avait transposé un peu de sa relation conflictuelle avec moi dans ce personnage, même si la plupart des sources d’inspiration venaient essentiellement du cinéma…

Sur son rapport au monde politique, je me souviens qu’il allait voter, conservateur généralement. Il était engagé, concerné, et n’avait aucune sympathie pour les extrémismes. Son idéal politique, ses histoires l’expriment, c’est la nostalgie de la Mittel Europa, ce monde qui n’a sans doute jamais existé. Chez lui cette nostalgie répond à l’amertume éprouvée face à la situation politique de l’Italie qu’il venait de retrouver après des années d’absence, et qu’il n’aimait guère. Par exemple, pour exercer son métier, en tant qu’architecte, il lui fallait obtenir une carte de membre partisane, et sur Naples c’était le socialisme. Son expérience personnelle l’a rendu très critique vis-à-vis du système politique italien. Il n’aimait pas non plus tout ce qui avait trait à la réclamation, lui qui était toujours dans la rigueur et la sobriété. Il a eu par exemple des échanges assez vifs avec des féministes italiennes des années 70 car il n’appréciait pas les revendications trop provocantes, qu’il assimilait à la vulgarité. Pour lui le féminisme c’était Petra, un personnage qui porte ses valeurs très loin dans l’action, mais discrète, voire secrète. Elle refuse la sujétion, elle est complexe, libre, mais voit plus loin que sa propre condition qu’elle assume avec une force naturelle.

Sur la fin de sa vie il commençait à se fatiguer de la bande dessinée car il en faisait beaucoup sous pression. Il a ainsi eu une petite activité de peinture à l’huile et parlait de se reconvertir dans le dessin sur tissu. Se prendre une maison en Ombrie, et peindre des motifs."

 
Exposition Micheluzzi du 6 Avril au 26 Avril chez AAAPOUM BAPOUM
 

Pour fêter dignement la réédition de Titanic aux éditions Mosquito, la Galerie Maghen organise une exposition vente. Une première, vraisemblablement, puisque les originaux restent introuvables dans le circuit habituel des ventes aux enchères et autres galeries. La dernières fois que des planches furent présentés, c’était justement dans notre libraire, à l’occasion de la réédition de Marcel Labrume, mais elles n’étaient pas à vendre.

C’est donc un événement pour beaucoup, l’occasion unique d’acquérir une pièce de l’un des grands maîtres de la bande dessinée italienne.

Pour l’occasion, nous nous adossons à l’événement pour exposer une nouvelle fois une douzaine de planches originales, mais celle-ci non offertes à la vente.

L’une des 25 aventures de Petra Chérie en intégralité sera donc exposée dans les murs d’AAAPOUM BAPOUM : la Montagne noire. Dans cette nouvelle  à l’atmosphère glaciale, la belle Petra, en fuite vers L’Europe de l'est, trompe une nouvelle fois la mort. Le travail graphique est, peut-être, un peu moins impressionant que dans les planches exposées la dernière fois. Néanmoins, les retouches très nombreuses offrent ici un bel aperçu de l’entendement du dessinateur. Certaines planches manifestent également une très intérressante utilisation de l’onomatopée (caractéristique majeure de la narration chez Attilio Micheluzzi) pour dynamiser le récit. Mais le plus impréssionnant reste le travail graphique au service d'une atmosphère paranoiaque, provoquée par un danger invisible.

Correctif : Le vernissage aura lieu le Vendredi 6 Avril, en la présence exceptionnelle d'une des filles d'Attilio Micheluzzi qui viendra répondre aux question sur son père et son œuvre, au 14 de la rue Serpente, à partir de 18h. Venez prendre un verre avec nous et papoter bande dessinée entre deux biscuits apéritifs. Les toutes dernières nouveautés des éditions Mosquito seront également présentées...

La critique de Pétra Chérie sur le blog