Depuis bientôt dix jours, l’exposition des planches originales du dernier album de Laurent Maffre, Les chambres du cerveau, a investi nos murs. Une vingtaine d’originaux, magnifiques, sont présentés, noir et blanc charbonneux baignés par l’expressionnisme des films de F.W. Murnau. De sublimes grands formats au service d’une nouvelle de R.L. Stevenson contant le meurtre d’un antiquaire la veille de Noël. Rien n’est à vendre, si ce n’est le livre que nous recevons la semaine prochaine et que nous vous conseillons chaudement. Ainsi, vous pourrez le faire dédicacer par son auteur, présent dans votre Aaapoum du 14 de la rue Serpente le samedi 8 novembre dans l’après midi et la soirée. Plus d'informations bientôt. En attendant, consultez ci-dessous l’article que Stéphane a publié dans le dernier numéro de Chronic’art pour en apprendre un peu plus sur l’album..
Les chambres du cerveau, Laurent Maffre d'après Robert Luis Stevenson, Actes Sud.
L'« adaptation littéraire » ne serait qu'une vieille prostitué si, de temps en temps,ne nous arrivaient une œuvre subtile et personnellecomme celle de Laurent Maffre.
L'adaptation littéraire est devenue une terre brulée d'où se démarquent péniblement quelques livres, au mieux vains. L'exemple type : le dernier Joann Sfar. Son Petit Prince est loin d'être la plus méprisables de ces productions, puisqu'une certaine forme d'intelligence le sauve. Mais son seul mérite, in fine, sera d'avoir été sage et respectueux jusque dans la mise en image, conciliation laborieuse entre l'aquarelle originelle de Saint-Exupéry et le plume vibrante du repreneur, ajoutant de-ci de-là une tête de Prévert ou Gainsbourg et deux trois volutes de fumée de cigarette, histoire de rappeler qu'il avait bien un univers Joann Sfar avant de se faire casser les jambes par les désidératas d'une commande Gallimard. Depuis deux ans, en effet, c'est l'avalanche, pas un éditeur qui ne se soit lancé dans ce genre facile à faire, facile à vendre, d'autant plus dans notre pays blindés de bibliothèques municipales qui n'attendent que cette caution littéraire pour s'équiper en sous-produits culturels plus connue sous le nom de BD. La consigne primordiale : pas de trahison pas de risque, encore moins d'interprétation ; on illustre le texte comme une notice de maquette d'avion. Et le genre, de devenir la tarte à la crème des industriels et des professeurs de primaires, pour le malheur des grands classiques. Stevenson, à ce sujet, est l'un des plus à plaindre, maintes fois poignardé par la bande dessinée, que ce soit par l'entremise d'Hugo Pratt et de Lorenzo Mattoti, qui ne s'étaient à l'époque pas foulés, ou, pire, par le déluge des modernes qui profitent des possibilités éditoriales pour massacrer ces chefs d'œuvres, sans personnalité, sans culture sans vergogne, et au moins trois fois cette année. C'est un contexte noir qui, par contraste, offre au travail de Laurent Maffre une valeur plus grande encore.
Adapter
Le mot adaptation devrait être suffisamment porteur de sens pour que celui qui s'y lance se pose un minimum de questions. La première interrogation de Laurent Maffre, la plus indispensable, est celle que ces collègues ne se posent jamais : « A quoi sert d'adapter L'ile au trésor ou L'Etrange cas du Docteur Jekyll et Mister Hyde ? ». A rien, évidemment, puisque ce n'est pas dans ces sommets de perfection qu'il y aura quelque chose à extraire ou à apporter. Amoureux de Stevenson, il se tourne alors vers une nouvelle plus modeste, quoique très appréciée des amateurs : Markheim. Dans ce conte de noël commandé par un quotidien londonien, l'écrivain ressasse les pensées qui le travaillent, la nuit, dans ses fameux cauchemars que sa femme a pour charge de consigner. L'histoire commence lorsque un client entre chez un antiquaire, un soir de noël. Cette fois, il ne vient pas monnayer un des nombreux objets rares qu'il prétend récupérer auprès de son oncle mais acquérir en urgence un présent pour sa femme. Bientôt, le commerçant sera mort, poignardé par son visiteur, et l'assassin subitement confronté à inquiétant reflet, diable ou double de lui-même, jailli d'on ne sait où si ce n'est des nombreux miroirs disposés un peu partout, dans cette échoppe poussiéreuse croulant sous le bric et le broc. Dès le résumé, les ébauches de Jekyll et Hyde transparaissent, et avec eux le thème du combat entre le bien et le mal -libre arbitre et prédestination- qui se déroule en toute âme humaine. Pour autant, la nouvelle Markheim s'en distingue en de nombreux points, puisqu'elle ne conte pas l'abandon d'un notable à ses plus sombres penchants, mais au contraire la sursaut d'un criminel qui, reconnaissant avoir perdu tout contrôle sur sa vie, entame un couteux périple vers la repentance. Un détail scénaristique loin d'être anodin, en tout cas pour Maffre, puisque le lutte pour la liberté et la rédemption étaient déjà les thèmes au cœur de son précédent ouvrage.
Transposer
D'adaptation en adaptation, Maffre développe en effet son sujet pour l'enrichir de nombreux échos. Dans cette démarche, il inscrit son action la plus ambitieuse, celle qui oblige la nouvelle de Stevenson à dialoguer avec le reste de ses œuvres (le titre La chambre des cerveaux est tirée d'un texte de l'écrivain très éclairant sur le rêve) mais aussi, dans une plus large mesure, avec les thèmes de la condition humaine, de la folie et du double, à travers l'histoire de l'Art. Car si le texte originel opposait exclusivement le héros à un doppelgänger venu ébranler ses certitudes, Maffre enrichit ces confrontations, qui survenait principalement lors des rencontres avec un miroirs, d'autres reflets, cathartiques, que lui renvoient les peintures et autres œuvres d'art amoncelées dans l'échoppe de l'antiquaire. Cette idée lui permet non seulement de transposer une mise en scène essentiellement littéraire en une forme visuelle qui ne soit pas répétitive et laborieuse, mais elle lui permet de surcroit d'inscrire par-dessus les conceptions de Stevenson sa propre interprétation de la folie. Il imagine en effet ce magasin comme une mine d'or dans laquelle reposeraient tout aussibienle Marat Assassiné de Jacques-Louis David que l'autoportrait Désespéré de Gustave Courbet ou Les caprices de Francisco de Goya. Et dans le choix du catalogue se dessine une conception singulière de la dualité, de l'homme comme être esclave de lui-même, condamné au témoignage de sa propre déchéance. Sur ces références (datant d'avant Stevenson), Maffre appose une esthétique expressionniste, citant à foison Murnau et Lang. Si bien que, très vite, les pages se retrouvent saturées d'intertextualité, baignant l'ancien récit dans une vision artistique et philosophique de l'humanité qui maintenant le dépasse, à la fois universelle, intemporelle, immanente. La couverture, à cet égard, est une parfaite introduction à ce projet puisqu'elle reprend le Jugement dernier de Luca Signorelli, tableau dans lequel le diablesouffle à l'oreille de l'antéchrist un message sans que l'on sache jamais si le bras qui dépasse de sa cape est bien le sien ou celui du fourbe conseiller qui se tient derrière lui. Œuvre dense, LesChambres du cerveau n'est pas dépourvue de maladresses. Néanmoins la finesse de sa réflexion sur l'écriture de Stevenson et la mise en abime vertigineuse de ses thèmes jusqu'à notre actualité en font une lecture formidable. Et peut-être même l'ultime survivant d'ungenre en passe d'être à jamais galvaudé.