Nous allons nous faire de nouveaux amis
par Vlad
Les gens mélangent tout. Pourtant, l’art et la communication c’est pas la même chose. Ça peut se confondre parfois, mais c’est pas pareil, sinon il y aurait un seul mot pour le dire. Par exemple est-ce que ça vous viendrait à l’idée de dire que telle ou telle édition du JT de 20 h était un chef d’œuvre ? Non personne ne se dit ça. A part peut être quelques techniciens pointus. Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de dire que tel ou tel tract glané en manifestation est une œuvre incontournable ? Non personne ne se dit ça. A part peut-être deux trois trotskistes pointus. D’une manière générale, pour le domaine des films et de l’écrit, les différences entre la communication et l’art sont bien comprises. Pourquoi donc, alors, tout le monde est-il frappé de cécité lorsqu’on aborde la bande dessinée ?
Car la bande dessinée est un médium, un moyen d’expression, et avec on peut faire ce qu’on veut. De l’art, du distractif, de l’info (ou de la désinformation), ou tout ensemble. En tant que lecteur il suffit juste de ne pas confondre, de savoir à quoi on a affaire.
Il se trouve que beaucoup de lecteurs, de critiques et de libraires s’extasient depuis peu sur un livre extrêmement médiocre et, à force, ce concert d’éloges immérités fini par me taper sur le système. Le titre de ce livre édité chez Çà et là c’est Pedro et moi, d’un certain Judd Winick.
C’est un récit à caractère autobiographique dans le sens où il relate des événements vécus, ou plus précisément il parle de quelqu’un que l’auteur a connu. Judd Winick est un jeune étasunien. Au début des années 90 il a participé à une émission de télé réalité à San Francisco. Un genre de Loft nommé Real World. Là il a rencontré celle qui sera sa future femme et un nommé Pedro. Ce gars-là avait le SIDA. Judd et Pedro sont devenus amis. Pedro s’occupait avec opiniâtreté de la prévention contre la transmission de sa maladie. Pedro s’est battu, puis il est mort. C’est triste. Donc Judd il nous raconte ça et tâche par la même occasion de reprendre le combat de son ami. Son livre coûte 23 € pour environ 180 pages en noir et blanc. Sur ce prix, 1 € est reversé à Sidaction…
Somme toute un bouquin qui a de bonnes intentions, et dont on n’a pas envie de dire du mal. Sauf que de bonnes intentions et de bons sentiments ne ne font pas un bon livre.
Moi je le trouve très mauvais. Je m’explique succinctement ci-dessous …
1) Quiconque souhaite s’informer des risques du SIDA et de ses effets n’en apprendra rien de plus que dans n’importe quelle plaquette gouvernementale ou associative. En ce sens, avec ses digressions bavardes et son sentimentalisme ce livre est moins efficace qu’un tract ou qu’une conférence. L’argument qui pourrait être présenté pour le défendre sous l’angle de « c’est en bd pour toucher les gens qui ne s’informent pas » n’est pas recevable : le livre adopte la présentation d’une production « indépendante » qui n’est pas conçu pour attirer le grand public. C’est épais, verbeux et terne.
2) C’est en effet atrocement mal dessiné, sans aucun souci de composition, avec des personnages interchangeables et des expressions stéréotypées. Avant de passer à la télé, l’auteur avait essayé de devenir bédéaste. Il n’y était pas parvenu. A voir ses dessins, on comprend pourquoi.
3) Sans la téléréalité pour faire connaître l’auteur, ce bouquin n’aurait jamais été publié ! C’est un peu comme si Loana avait écrit un livre… Ah… Ma grand-mère me dit qu’effectivement Loana a écrit un livre…
4) Ce récit n’échappe pas aux défauts hagiographiques de l’éloge funèbre : c’est toujours les meilleurs qui partent… Alalah ! Il était tellement parfait, et courageux et tout et tout. Un modèle pour nous tous, un petit saint. Même que quand Clinton a su que Pedro était mourant, il a lâché Monica, et il lui a passé un coup de fil. Et quand Pedro est mort le président a même ouvert les frontières à sa famille cubaine. Ils ont pu obtenir le statut de réfugiés politiques ! Car Pedro était un bon gars qui faisait des études et était bien intégré. God bless America ! Vendre du papier en faisant pleurer sur la mort de quelqu’un c’est puant. C’est un peu comme si la mère de Marie Trintignant avait écrit un livre… Ah… Ma grand-mère me rappelle que Nadine Trintignant a écrit un livre.
5) Enfin il est intolérable desaccager une histoire pareille. Ce Judd Winick participe à une méga émission de TV réalité. C’est pas donné à tout le monde. Du jour au lendemain il devient connu. Personne ne voulait de ses bédés et après tout le monde en veut. Il se prétend créateur, donc observateur, et il a l’occasion de faire une super autobiographie et de mener une super réflexion sur la célébrité, la réussite et la notion de mérite… Et de toute cette belle matière... il ne fait rien. Impardonnable.
Les chefs d’œuvre que sont les Pilules Bleues et Maus ne doivent pas leur succès et leur renommée qu’à leur sujet bouleversant. Leur narration aussi est bouleversante. Art Spiegelman et Frederik Peeters rendraient même un caillou émouvant.
Ceux qui veulent vraiment aider la lutte contre le SIDAdevraient plutôt que d’acheter ce livre verser directement 23 € à une association spécialisée comme AIDES ou ActUp. Moi je suis un connard aigri et insensible, mais quand j’ai envie de pleurer un bon coup je regarde La petite maison dans la prairie, je lis pas Voici ! Enfin à l’heure où il est fréquent de pirater des disques pour pouvoir mieux payer des sonneries de portables il ne faut s’étonner de rien.
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PS (7 juin 2006) : La couverture de l'édition américaine, trouvée sur le site de Winick, ne cherche pas, elle, à nous faire passer le bouquin pour autre chose qu'un sous-produit télévisuel.