La parution d’un nouveau Jim Woodring est l’occasion d’enrichir notre rayon “BD muette” qu’Aaalex et moi essayons de faire survivre. Bandes dessinées muettes, silencieuses, sourdes et aphoniques s’y côtoient pêle-mêle, sans distinction… À quelle catégorie précise se rattachent les aventures de Frank ? Le débat est ouvert… Dans ce dernier opus, Poochytown, toujours chez L’Association pour l’édition française, les sons semblent bien être totalement absents.
Après une ouverture exactement similaire à l’album intitulé Frank et le congrès des bêtes, alors lorsque les personnages soufflent dans ce qui ressemble à un instrument à vent, étrange objet tombé du ciel, ce ne sont pas des notes qui en sortent, mais des formes qui se gonflent puis de rétractent et finissent par s’éteindre. Ces structures tracées avec fermeté, mais pourtant partiellement indéchiffrables sont au cœur de la poésie de l’œuvre de cet auteur étatsunien qui n’a jamais cherché le succès facile.
Indépendamment de son attrait graphique, voici l’histoire des amitiés temporaires et circonstancielles, de leur force et de leur fugacité. Comme ces rencontres de vacances ou de service militaire. Frank, puisque c’est ainsi que la tradition nous apprend qu’il se nomme, perd ses petits amis, happés par le fantasme d’une vie nouvelle et clanique avec leurs semblables. Frank ne se retrouve pas longtemps seul car sa maison est squattée (ce n’est pas la première fois !) par l’Homme-porc… Frank le chasse mais rapidement ils font front commun contre l’adversité, formant un curieux tandem, dont les relations sont plus apaisées que dans certains épisodes passés, même s’il est difficile de supporter la différence durant les repas… L’Homme-porc mange aussi salement que peut le laisser supposer son apparence, mais il s’essaiera à manier la fourchette pour complaire à son camarade. Cette complicité n’aura cependant qu’un temps, et lorsque les petits amis de Frank finiront par redescendre de leur paradis qui s’est révélé un purgatoire opiacé, c’est avec une certaine amertume que nous verrons le départ de l’ami de circonstance.
Je ne retrouve pas le livre, mais il me semble que c’est dans ses entretiens avec Numa Sadoul que Tardi expliquait qu’il avait appris à distiller des textes et bulles dans chaque case de ses planches, car sinon les yeux du lecteur glissaient trop vite sur les détails du dessin des cases muettes. J’ai toujours pensé qu’il se trompait, et que ce n’est pas parce que les lecteurs allaient passer quelques secondes sur des phylactères qu’ils allaient prendre plus de temps à examiner les richesses du dessin. L’attention des lecteurs est très variable d’un individu et d’un moment à l’autre, mais la densité du texte ne peut la contraindre et la redéverser sur le dessin.
Au contraire, ne pourrait-on penser que face à une BD complètement dépourvue de récitatifs et de dialogues, il n’est d’autre ressource, si on a pris le parti de la lire, que de s’occuper attentivement de toute cette matière graphique ? Avec Jim Woodring, il y a abondance de matériel, et l’investissement ne sera pas vain.
Vlad
Nouveauté : Poochytown de Jim Woodring, L’Association, 2020, 104 p. N&B, 18 €, code EAN : 9782844147752
Retrouvez également les précédents Jim Woodring, non loin du rayon BD Muette, dans le couloir de la rue Serpente…