Dans ces vignettes, l’enfant semble prendre pour lui les remarques que sa mère adresse à son père. Dans la dernière case de la page 12, le père est situé dans un hors champ à l’intérieur de la case, juste derrière le gamin. Les mots « TOI AUSSI TU M’EMMERDES !!! » semblent prononcés à la fois par le père et son fils.
Mais cette case permet également une autre lecture tout autant plausible que riche d’enseignements :
les mots seraient adressés au gamin. Cette lecture avec confusion de destinataire est confirmée dans la page suivante puisque le destinataire des paroles y est justement absent. Tandis que le gamin ouvre la porte, n’entend-il pas « TU VAS LA FERMER OUI ?! ». Et que penser de la réplique suivante « çA FAIT DOUZE ANS QUE TU M’EMMERDES ! », lorsque l’on considère que la période incriminée semble correspondre à l’âge de l’enfant ?
Le processus d’identification au père, indispensable au développement du fils, est ici bloqué par la crise que traversent les parents.
La première case de la page 29 est plutôt édifiante. Par sa taille, elle s’impose dans toute la double page offerte au regard. Ensuite, l’immobilité et le silence du gamin tranchent avec les autres cases. Mais le plus surprenant, c’est l’agencement particulier des éléments de cette case. Le gamin est positionné exactement dans le prolongement du copeau de bois produit par le travail du père. Tout se passe comme si l’enfant attendait d’être sculpté par son père. Pour prendre forme ? Toujours est-il qu’il y a du Pinocchio dans ce gamin.
Cependant, à la fin de cette page, ce n'est pas la bonne fée qui intervient, mais la "méchante" maman.
Elle scinde l'espace de la case en deux parties, par sa personne et par les bulles qui lui sont associées. Le père et le fils se retrouvent séparés, chacun à une extrémité de la case, la ligne de leurs regards interrompue par l'intervention de la mère.
Chabouté offre alors au gamin une issue merveilleuse grâce à la rencontre d'un autre adulte.
Ce personnage va permettre une nouvelle identification. Elle intervient d'ailleurs avant que l'on découvre le clochard, par un emploi judicieux de la position particulière de la dernière case de la page 19.
Le gamin s'est peu à peu décalé vers la droite de la case horizontale, créant de façon déséquilibrée un espace vide qui réclame une présence.
La parole qui surgit off semble vraiment s'adresser à lui, et non au clochard que l'on ne voit d'ailleurs pas encore :
— ON T'A DEJA DIT QU'ON VOULAIT PLUS TE VOIR ICI !!
Ainsi, dès son introduction, ce personnage sans domicile fixe semble voué à permettre l'identification.
Dans la page suivante, une case est construite de telle sorte que les policiers encadrent le gamin et semblent donc s'adresser à lui :
— PAS DE CLODO ICI !!
— TU DEGAGES !
On retrouve cet artifice page 99, où les deux amis sont réunis dans la même case ("ENCORE TOI !!!").
Par cette identification, le gamin agit comme si le clochard, barbu également, devenait son père.
La ressemblance entre le gamin et Thomas, le fils du clochard, est visible en pages 88 et 89, accentuée par la mise en double page particulière, et la direction du regard sur la photo de Thomas.
Les deux cases supérieures et les deux cases inférieures sont construites à l'identique, dans un effet de symétrie. Le clochard semble penser au gamin en page 88, et à son fils en page 89. D'ailleurs, si le clochard l'aide à retrouver son père en abandonnant la barbe qui le lui faisait ressembler, et en transférant l'harmonica symbolique, autant le gamin l'incite à retrouver son fils.
Revenons sur le fait que nous ne connaissons qu'un seul prénom, celui de ce fils. Sans doute le choix du prénom Thomas fait-il référence inconsciemment au besoin de voir pour croire, de voir son père pour croire à son existence. Mais ce prénom n'a t-il pas aussi pour fonction de bloquer une possible adoption spirituel ? Son prénom confère à ce fils une existence plus réelle que celles des autres personnages : il en devient plus précis que le gamin. Ce dernier peut donc difficilement prendre sa place. Le lecteur ne peut à aucun moment envisager qu'il s'en aille avec le clochard. L'issue est attendue au sein de la famille du gamin, et plus spécifiquement du côté paternel.
D'ailleurs, ne trouve-t'on pas systématiquement une porte ou une fenêtre dessinée dans la même case que le père ?
Le découpage : rapport au temps, rapport à l'espace
Nous allons maintenant tenter d'analyser une opposition qui n'est qu'apparemment contradictoire entre la précision chronologique et les traitements irréalistes de certains passages.
L'époque est donnée dès la couverture, et précisée par de nombreux indices narratifs. Il s'agit tout d'abord de la copie du gamin qui associée à une consultation des calendriers récents - en partant d'un principe de réalisme en accord avec la tonalité documentaire de cet album - donne bien comme date de départ de l'histoire, le premier jour de l'automne de l'année 1999.
Ensuite, l'articulation des différentes journées est assurée précisément par les dialogues : "pour l'autre jour", "A demain", "Demain, on est dimanche", "tu n'es pas venu hier"...
Diagramme chronologique